Un sinologue jésuite nous parle du Yi Jing ...

Entretien avec Claude Larre, première partie

Credit Photo Association RICCI http://www.grandricci.org/

En 1988, pour la revue Hexagrammes numéro 4, publiée par le centre Djohi, le père Claude Larre nous accordait un entretien, que nous vous proposons de retrouver ici.

Né en 1919, Claude Larre entre en 1939 dans la Compagnie de Jésus, après des études de droit à Paris. Il part en Chine en 1947, et y étudie la langue et la culture chinoise. il est ordonné prêtre en 1952 à Shanghai. Expulsé de Chine par le régime communiste, il séjourne aux Philippines, au Japon puis au Vietnam.  De retour à Paris en 1965, il passe une thèse en sonologie,  puis enseigne la philosophie chinoise à l’Ecole pratique des hautes études, eu Centre Sèvres, et à L’institut Catholique de Paris.

Il fonde en 1971 l’Institut RICCI et en 1976 l’École Européenne d’Acupuncture.

Il  participe à l’élaboration du Grand dictionnaire Ricci, le plus grand dictionnaire chinois-français jamais réalisé.

Comprendre le contexte, et savoir le généraliser …

HEXAGRAMMES : La jaquette de votre livre, Les Chinois (Esprit et comportement des Chinois comme ils se révèlent par leurs livres et dans la vie, des origines à la fin de la dynastie Ming, 1644), représente un empereur en voyage d’inspection. Mais si on soulève cette jaquette, on voit gravés à même la couverture les huit trigrammes du Yi Jing.
L’ordre apparent et l’organisation interne en quelque sorte. Or, cette disposition qui rend déjà compte de la dialectique chinoise pose un problème majeur. Comment se fait-il qu’une civilisation dont le sérieux n’est plus à prouver et dont la durée atteste la profondeur de son aptitude au changement ait pu structurer sa manière de penser sur ce qui nous semble être, à première vue, un livre de divination ?

Claude LARRELes Chinois sont, aux origines de leur culture, dans la situation des gens du néolithique.

La seule chose qui les intéresse, étant alors sensibles aux mystères naturels, c’est de savoir comment se comporter dans les grandes occasions.

Ensuite, ils vont se demander si cet ensemble de comportements n’est pas à réguler pour l’esprit, dans un système de représentation commun et qui couvre toutes les situations possibles et imaginables.

Trigramme ciel / qián / 乾

Il y a un besoin de survivre, et on peut dire qu’ils y ont assez bien réussi, et il y a un besoin de s’expliquer comment des comportements sont possibles entre Ciel (qián) et Terre (kūn).

Entre Ciel et Terre, l’homme qui a toutes les servitudes et aussi quand même des moyens, où et comment va-t-il trouver un système de référence dans lequel pourront précisément être inscrits tous les comportements qui ont réussi ? Et tous ceux qui n’ont pas réussi ?

Trigramme terre / kūn  / 坤

Plus tard, des esprits encore plus imaginatifs vont se demander s’il n’y a pas une sorte de sphère qui comporte tous les comportements possibles et imaginables.

Le passage du temps, considéré comme une durée de conscience, n’étant repérable que parce qu’il y a mutation, ils se diront que l’on ne peut rendre compte de sa vie à soi, de celle du Ciel, de celle de la Terre, de celle des dix mille êtres que si l’on a la capacité d’observer les changements tels qu’ils sont et, d’un point de vue prospectif, de prévoir éventuellement, à partir des comportements actuels, quelle en sera l’évolution probable afin de savoir faire face à une situation au moment où elle se présente.

Pour moi, c’est ça qui est le fondement du Yi Jing,

dans ce qu’il a de non spécifiquement chinois.

C’est pourquoi il y a des « divinations » dans toutes les civilisations.

Ma mère, qui a vécu plus de cent ans, avait des pressentiments. C’était une très bonne chrétienne, elle avait une bonne éducation, ce n’était pas une femme de lettres, ce n’était pas une artiste, mais c’était une femme bien féminine, extrêmement solide. Et elle a eu le sentiment toute sa vie que, de temps à autre elle avait en elle-même une capacité de savoir que quelque chose se faisait sans pouvoir d’ailleurs l’interpréter très exactement.

Quand j’ai été ordonné prêtre, je me trouvais à Shanghai et elle se trouvait à Paris. Eh bien, elle m’a dit qu’au moment même de mon ordination, elle avait eu un sentiment très violent. Elle m’a donné d’autres exemples dont je ne me rappelle pas, mais je suis persuadé que tous, femmes, hommes, enfants même, à côté de ce monde de l’information, de la science, de la technique qui les enserrent, se considèrent comme aptes à un pressentiment.

Co-existence du politique et du religieux …

Donc, je vois assez bien les Chinois, en dehors de toute technologie avancée, en dehors de toute écriture quelconque, en dehors de toute organisation sociale autre que tribale, assez élémentaire et très puissante, je ne vois pas qu’ils puissent faire autrement que d’avoir un groupe émanant d’eux, chargé de veiller aux relations de la Terre et du Ciel, à côté de celui qui a le pouvoir politique.

Cette coexistence du politique et du religieux étonne un tout petit peu dans un monde comme le monde français. C’est un monde qui a l’esprit mal fait, car il ne sait pas que la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir politique n’est pas possible. Elle peut être décrétée comme principe mais, dans la réalité, il n’y a aucune espèce d’idéologie politique qui n’ait sa notion de sacré, sa notion de moralité et sa notion de religiosité.

L’idéologie actuellement en cours en Chine représente, dans des modalités et des pensées différentes, une adaptation de la Chine ancienne à une vie internationale. Les résurgences de ce pouvoir ancien, sacré et politique, se retrouvent dans les atmosphères qu’on respire. On ne peut pas passer à côté d’un très haut dirigeant chinois sans avoir un sentiment de continuité.

Intérêt et modernité du Yi Jing

HEXAGRAMMES : Pour revenir au Yi Jing, vous avez parlé tout à l’heure de ce qu’il y avait de non chinois dans ce livre. Peut-on dire de cet ouvrage ce que vous dites du Dao De Jing (Tao Te King) de Lao Zi « Né du génie d’un peuple, il fait maintenant partie du patrimoine de l’humanité ». Quel intérêt une personne européenne du XXe siècle finissant peut-elle trouver à l’étude du Livre des Mutations ?

Claude LARRE Si j’étais Jung, je dirais : il faut poser la question au Yi Jing. Il y a un hexagramme qui vous le dira.

C’est ce qu’il a fait, il a posé la question. Donc, je devrais normalement m’arrêter, ne pas répondre et vous renvoyer à la préface de Jung.

Je vous dirais plutôt ceci : entre une avancée indéfiniment poursuivie de la technologie qui donne une certaine maîtrise et les recherches artistiques échevelées, peinture, architecture, tout ce que vous voudrez, on voit que nos esprits se balancent entre une perception aussi libre que possible et une perception aussi contraignante que possible.

Carl Gustave Jung

L’avantage du Yi Jing, c’est qu’il se place au-dessus même de cette distinction du plus échevelé, parce qu’il est très rigoureux, et du plus contraignant, parce qu’il est très libre, très ouvert.

C’est ce qui m’a frappé, moi, en étudiant la civilisation chinoise et quand j’ai écrit ce livre, Les Chinois, j’ai cherché à intégrer tout ce que je disais dans un principe très simple.

Les Chinois sont des gens qui sont taillés pour vivre, qui le savent, et qui ne pensent pas autrement que dans cette perspective-là. Or, ils savent aussi que, pour arriver à un résultat, il faut une exigence technique considérable. C’est pour ça que je me suis fatigué, avec Elisabeth Rochat de la Vallée et quelques autres et vous-même d’ailleurs, à remettre dans la médecine chinoise dite traditionnelle, l’exigence du texte écrit, classique. Tout cela : les textes, les commentaires, les versions anciennes, les versions modernes, réfrène l’imaginaire, qu’il soit oriental ou occidental.

Rationnel et irrationnel, entre folie et réalité …

Au niveau artistique, la gratuité absolue de la peinture, en dehors des moines fous, n’a pas de représentants chez nous. Quand un peintre peint, il n’essaie pas des couleurs, des trucs et des machins ; et quand il est un moine fou, il n’est pas si fou que ça, parce que ce qu’il a voulu dire sous forme de déni, finit quand même par être apparent.

Dans le monde occidental, on ne voit pas de maîtrise de la folie des arts, on voit une sorte de protestation, et cette protestation on la trouve légitime comme protestation, mais ce qu’elle dit dans le détail n’intéresse pas toujours. Dans la technicité médicale, on a parfois le cas d’une personne qui va mourir parce qu’elle est traitée par trop de spécialistes à la fois. C’est-à-dire que la technique est trop parfaite pour être efficace.

Eh bien, on trouve rarement dans la conduite chinoise, dans l’esprit et le comportement des Chinois, dans leurs livres et dans leur pratique de la vie, une pareille dissociation.

Le Yi Jing, en tant que livre des mutations, est une exigence toujours vivante de l’homme du néolithique.

Et ce n’est pas parce qu’il est devenu sapiens qu’il doit l’oublier.

Dans la pensée chinoise, dans ce qu’elle a de plus élevé,

le Yi Jing est la preuve qu’on peut à la fois,

être soi,

et être sensible à n’importe quel souffle du vent.

Article mis en ligne sur ce site en mai 2021

Sur des propos recueillis en 1989 par Cyrille JAVARY, pour la revue Hexagrammes, du Centre Djohi

Suivez-nous sur les réseaux sociaux

Share This