Du hasard ...au couplage

偶 碰

La question du hasard est la plus familière de nos inconnues. Ce n’est pas une idée abstraite, on bute dessus à longueur de journée. Et pourtant, dès qu’on essaie d’y réfléchir un tant soit peu, tout se brouille. Comme si l’intelligence se trouvait confrontée à une sorte de trou noir. Un abîme sans fond ni lois, avalant toute pensée et dissolvant toute logique. La hasard semble ne permettre aucune attitude raisonnable, hormis les corniches étroites de l’acceptation béate d’un côté et du refus crispé de l’autre.

Deux positions plus paradoxales qu’antagonistes, d’ailleurs, car fondées l’une comme l’autre sur la même dénégation.

Ceux qui « croient » au hasard le font au nom d’un ordre sous-jacant ne relevant pas de lacausalité cartésienne.

Ceux qui refusent d’y croire le font au nom d’un ordre encore inexploré par la même raison cartésienne.

Pourtant le hasard existe bel et bien, et les chinois s’en servent sans vergogne. Cette nécessité du hasard dans la procédure de consultation du Yi Jing est en grande partie responsable du ghetto dans lequel s’est trouvé le Livre des changements, et de la situation inconfortable dans laquelle il place les sinologues.

Comment une civilisation dont la durée atteste un certain sérieux a-t-elle pu fonder sa rationalité sur un mélange d’irrationnel et de hasard?

Peut-être parce qu’il ne s’agit ni de la même rationalité, ni du même hasard.

Comment dit-on « hasard » en chinois?

Cherchons dans un dictionnaire français-chinois au mot « hasard », nous y trouvons deux idéogrammes:

 

ou 偶 et peng 碰 

Vérifions maintenant le sens de ces deux mots dans un dictionnaire chinois-français: le sens de « hasard » a presque disparu !

Il n’intervient qu’en fin de liste, de façon très moderne, et sans doute simplement pour traduire les textes étrangers.

Les sens courants et usuels de ces deux mots se situent aux antipodes de notre hasard. Ils tournent autour de l’idée de mise en relation de deux choses :

paire, parité, couplage, association, appariements

Le premier des deux est même le nom propre des nombres pairs, ceux qui sont les plus favorables par nature et qu’on choisira toujours pour une date de mariage.

Dans l’idéogramme 偶 ǒu, on trouve à gauche le signe général de l’être humain (亻) et à droite la représentation de ce qui était à l’origine une statuette destinée à matérialiser l’esprit d’un ancêtre défunt.

Dans l’idéogramme 碰 pèng, on a une évocation du lithophone, cet ancien instrument de musique chinois, formé d’une succession de chevrons de Jade qui étaient suspendus à un cadre de bois et que l’on frappait avec un marteau. L’idéogramme est formé à gauche du signe général des objets en pierre (石) et à droite d’un groupe complexe (並) évoquant l’idée de combinaison. Chaque chevron en effet produisait 3 notes différentes selon l’endroit ou l’on frappait. On ne sait plus comment cela se produisait.

Or cette note servait de fondamentale à partir de laquelle on déterminait l’harmonique qui à son tour servait à déterminer le calendrier des cérémonies de reliment au culte des ancêtres.

On a donc dans les deux cas : du visible, la statuette, le chevron de jade, qui relie à l’invisible, l’esprit. Ce qui est bien conforme à l’idée d’appariement, de couplage, contenue dans ces deux idéogrammes

Qu’y a-t-il de commun entre ces deux idéogrammes ? D’abord l’apparition d’un signe qui témoigne d’une mise en relation temporelle, d’un couplage efficace entre deux univers différents. Dans peng, la mise ne relation se passe entre entre le visible d’une situation. Dans ou, le couplage a lieu entre le monde des humains et celui des défunts. Dans les deux cas, il s’agit d’un contact entre le ciel et la terre, entre les ancêtres et leurs descendants, entre le souverain et son peuple, entre le haut et le bas, entre le yin et le yang. 

Ce contact fécond a son symbole en chinois, les oiseaux. Messagers du ciel, ce sont, de toutes les créatures vivantes, les moins soumises aux contingences terrestres. Leur vol est toralement libre. Le génie des Chinois est d’avoir choisi cette totale liberté pour en faire le symbole du parfait accord. Les oiseaux, disent-ils, ne font pas que voler où bon leur semble, ils se posent toujours où ils veulent. C’est pour cela qu’ils se posent toujours où ils doivent. Si c’est ici plutôt que là, c’est qu’ici, à cet instant, leur stratégie est parfaite, leur couplage est optimal.

Ces symboles du hasard sont, en Chine, des maîtres à AGIR

Il ne s’agit plus de démissionner en jouant ses actes à pile ou face entre ciel et terre, à l’aide de couplages aléatoires. Quand nous utilisons comme une image du hasard une pièce tournoyant en l’air, nous tronquons la réalité. Une pièce ne peut pas rester à tournoyer. Notre impossibilité à penser le hasard nous a amenés à le représenter sous la forme de quelque chose d’impossible. Le musicien John Cage, qui a tant travaillé avec le hasard et le Yi Jing, disait volontiers : « Une pièce jetée en l’air retomber toujours dans un réseau ». C’est assez proche de ce que pensent les Chinois. Mais là où nous avons choisi comme symbole un objet inanimé relié à rien parce que relié à aucune causalité, ils ont préféré un animal vivant, cet oiseau jaune et rieur qui se pose élégamment.

En Chine le hasard c’est ce qui relie entre eux tous les éléments d’une situation. 

C’est la forme que prend le flux du Dao quand on lui laisse libre cours.

Le Yi Jing ou «Classique des Chan­gements», en résumant soixante-quatre situations-types de la vie quotidienne sous forme de figures abstraites appelées hexagrammes, a pour ambition d’offrir un outil permettant de se repérer dans une réalité en perpétuel changement.

Cyrille Javary montre ici tous les rouages internes de ce livre fondateur de la civilisation chinoise, injustement relégué sous nos latitudes au rayon divinatoire des librairies et des bibliothèques. Rares sont ceux qui réalisent qu’ils ont entre les mains à la fois le socle de toute la pensée chinoise et l’une des plus fascinantes machines à connexions que l’esprit humain ait pu produire.

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