Le discours de la Tortue

Le Yi Jing, le grand livre du Yin ?

L’émergence au début des années soixante d’une génération du baby-boom principalement nord-américaine, partie vers un Orient mythique à la recherche d’autres modes d’appréhension du monde, en réaction contre la satiété matérialiste ambiante, allait faire du Yi Jing, dans la version anglaise de la traduction de Wilhem, un best seller.

Pendant ce temps, des savants chinois de renom travaillaient beaucoup sur les caractères gravés par leurs ancêtres sur les carapaces de tortues et peu à peu une nouvelle école, prônant une autre manière de lire les textes anciens, commençait d’apparaître.

Méfiants envers des commentaires sacralisés par leur seule répétition, respectueux du texte d’origine et désireux de lui appliquer les méthodes modernes d’analyse des récits anciens, particulièrement celles que conseillait Claude  Lévi-Strauss, les tenants de cette école portaient une attention soutenue à l’agencement des chapitres, des mots et des images.

C’est en cherchant empiriquement à suivre cette méthode lors du long travail préparatoire à la traduction du Texte canonique, qu’au fil de minutieuses comparaisons de listes et de classement, j’ai vu apparaître deux Yi Jing méconnus, l’un inexploré, l’autre escamoté.

Le premier est celui de la double organisation structurelle du texte ancien,  d’abord autour d’un ensemble restreint d’appréciations mantiques nuancées par un délicat jeu de modulations, et ensuite à l’intérieur d’une matrice à six niveaux régie par une stricte logique positionnelle. Organisation qui fut à son tour couplée avec un système apparu ultérieurement de figures linéaires abstraites, générant leur propre câblage, qui s’est superposée à l’organisation initiale, en la renforçant.

Le second est celui de l’étonnante primauté accordée au Yin d’un bout à l’autre du Yi Jing. Lorsque, pour les comparer, on aligne les uns à côté des autres les différents conseils proposés par le vieux texte, on s’aperçoit en effet que la stratégie Yin y est deux fois plus souvent conseillée que sa contre-partie Yang et que dans l’ensemble de l’ouvrage, elle tient une place bien plus importante que les commentaires usuels ne le laissent supposer.

Découvrir l’un après l’autre tous les conseils valorisant l’attitude Yin fut une suite d’étonnements exaltants. L’idée n’était pas venue au départ. Elle a émergé de l’étude systématique des éléments fournis par le texte.

Le principe était simple, il consistait à prendre une par une chaque indication autonome, appréciations mantiques et conseils d’attitude, et à repasser tous les texte du Yi Jing pour noter les situations générales (Jugements) et les moments particuliers (Textes des traits) où elle était citée, et d’en repérer les caractéristiques de manière à tenter d’en cerner le sens afin de leur trouver un équivalent, comme « ouverture », et « fermeture », plutôt qu’une traduction.

Les surprises ont commencé dès les deux premiers hexagrammes, en comparant simplement la qualité des appréciations mantiques attribuées respectivement aux deux figures posant les principes du Yin et du Yang.

     HEX 1 ÉLAN CRÉATIF

L’hexagramme 2 ÉLAN RÉCEPTIF, dans lequel aucune appréciation défavorable n’est mentionnée, est qualifié à ses deux niveaux maîtres par les deux formules les plus favorables « rien qui ne soit favorable » au second trait, et « fondamentalement ouvert » au cinquième.

L’hexagramme 1, ÉLAN CRÉATIF, aux mêmes niveaux, n’est pas gratifié de la moindre mention favorable, mais par un avertissement, répété à l’identique aux deux niveaux, de modération et de distanciation « profitable d’aller voir quelqu’un d’envergure ». Ce n’est pas tout, dans le reste du texte de cet hexagramme, on chercherait vainement des appréciations positives, il n’y en a aucune.

HEX 2 ÉLAN RÉCEPTIF

On y trouve à la place l’indications de difficultés – « danger » au troisième niveau -, et des conseils de retenue – « ne pas agir » au premier, « regrets » au sixième.

En fin de compte, la seule circonstance recevant une mention indiscutablement favorable, « ouverture », concerne le cas particulier (et statistiquement rare) où la mutation simultanée de l’ensemble des six traits (« tous les six à l’oeuvre ») le transforme en … l’hexagramme 2 !

La moisson, particulièrement riche, ne s’arrêtait pas là. Le primat accordé au Yin dans le Livre des Changements se manifeste de si nombreuses façons qu’il est imposible de les détailler  ici.

Remarquons parmi d’autres l’injonction à « favoriser le petit » qui est nommément indiquée aux Jugements de quatre hexagrammes: EMBELLIR (22) FAIRE RETRAITE (33) PAS ENCORE TRAVERSÉE (63) ET DÉJÀ TRAVERSÉE (64), alors que sa contrepartie (favoriser le Yang) n’est nulle part conseillée.

HEX 22 EMBELLIR

HEX 33  FAIRE RETRAITE

HEX 63 DÉJÀ TRAVERSÉE

HEX 64 PAS ENCORE TRAVERSÉE

Grand Force

Les animaux symboliques apparaissant ça et là dans le texte ancien disent cela aussi à leur manière. L’hexagramme 34 GRAND FORCE, par exemple, dont le nom évoque le penchant du Yang à « forcer » la situation, met en scène un bélier, animal emblématique du Yang (son nom se prononce d’ailleurs yang en chinois) qui par deux fois, fonçant au lieu de réfléchir, se lie les cornes dans une haie (34/3 et 34/6).

D’une manière générale, les injonctions à l’endurance et à la persévérance sont les plus souvent répétées: « savoir où aller » qui conseille de garder son cap malgré les difficultés du moment, est rappelé 21 fois, et l’attitude la plus souvent qualifiée de « profitable », la « ténacité », est rappelée 37 fois.

Il ne faut pas voir là un rejet systématique de la manière d’agir dont le Yang est l’emblème, mais sa relativisation.

Il y  a des situations où elle est ouvertement conseillée, par exemple lorsque règne une telle imbrication que seule une interventon ferme et sans ménagement permet de ramener l’harmonie; un hexagramme entier est consacré à cela : (21) MORDRE ET UNIR.

Il y a aussi des moments ponctuels où doit être entrepris un vigoureux mouvement de remise en ordre dans ses propres territoires. Ce conseil est symbolisé par par le terme « expéditions », dont l’idéogramme, formé du signe général de la marche et du caractère « mise en ordre », désignait à l’origine une expédition punitive menée contre une province rebelle.

Cependant, parmi les 19 fois où le texte du Yi Jing mentionne ces « expéditions », c’est deux fois plus souvent pour les déconseiller que pour les conseiller.

Onze fois en effet, ce terme est assorti de l’appréciation « fermeture » (rendue pour l’occasion par « impasse pour des expéditions » ) et seulement cinq fois de la mention « ouverture » (les trois cas restants étant des variantes).

Yin et Yang sont des flux, des modes opératoires, non des qualités, encore moins des attributs.

Nous sommes tous, hommes comme femmes, des êtres vivants. C’est pourquoi notre première réaction en face par exemple d’une situation conflictuelle est d’abord Yang. On nous agresse, nous montrons les dents, on nous pousse, nous poussons qui nous bouscule, on nous provoque, nous répondons. Cela, point n’est besoin de l’apprendre, c’est notre impulsion première. Cela ne veut pas dire que ce soit la plus valable.

Voilà pourquoi le Yi Jing, dans les conseils qu’il nous propose, privilégie, valorise et recommande à longueur d’hexagrammes la réaction Yin, réfléchie, maîtrisée, secondaire, la réaction Judo, l’art martial du Yin.

Si les anciens rédacteurs l’ont si souvent soulignée, ce n’est pas seulement parce que l’expérience leur avait montré qu’elle est la plus efficace, mais aussi parce que c’est celle qui, dans le droit fil de ce que prônait Confucius, procure le plus d’apaisement et augmente le niveau d’humanité de la situation.

C’est sans doute là que le Yi Jing et la pensée chinoise en général ont de mieux à nous apporter. une efficacité à longue haleine, une manière pour chacun de nous, femmes et hommes, de nous placer au meilleur de nous-mêmes, en harmonisant dans notre vie l’ardeur Yang et l’endurance Yin.

« Un Yin d’abord, un Yang ensuite, c’est ainsi que tout fonctionne », c’est en vivant au plus profond de nous ce rythme fondamental que nous pouvons, dans notre vie de tous les jours, contribuer à l’édification d’un monde dans lequel les hommes et les femmes seront tout simplement considérés comme d’égale dignité.

Afin que, comme le disent les cinq caractères chinois que le professeur Cheng a choisi de faire graver sur le pommeau de son épée d’académicien :

« Entre le ciel et la terre souffle la rectitude »

Texte capital de la pensée chinoise et compagnon de son histoire depuis plus de trente-cinq siècles, le Yi Jing est le grand livre du Yin et du Yang. Il a servi de vocabulaire et de référence à la civilisation du Fleuve Jaune, où il a joué le même rôle fondateur que le Discours de la méthode de Descartes pour la modernité occidentale. À la découverte de cet étonnant « Livre des Changements », Cyrille J.-D. Javary nous fait remonter jusqu’à sa source première : pour se renseigner sur l’opportunité d’une entreprise, les anciens Chinois, à l’âge de Bronze, observaient les fendillements provoqués par une source de chaleur sur des carapaces de tortues. De ces traces linéaires sont nés à la fois les traits rectilignes des figures du Yi Jing – les « hexagrammes » – et les courbes élégantes des idéogrammes chinois.
En suivant l’évolution du Yi Jing et de ses diverses interprétations au cours des siècles, Cyrille J.-D. Javary nous ouvre à une perception de l’intérieur du mode de pensée chinois. Univers saisissant où s’entrecroisent des pratiques oraculaires ancestrales, les structures de l’écriture idéographique, les entretiens de Confucius, l’héritage des grandes dynasties… L’auteur souligne aussi l’écho de ce passé dans la langue quotidienne et l’histoire récente de la Chine. Il montre les distorsions imposées à cette grande tradition par une vision dévalorisante du Yin et de la femme, détournant le Yi Jing de ce qu’il a de meilleur à nous apprendre.
Pour les utilisateurs du Yi Jing, qui disposent aujourd’hui de la nouvelle traduction du texte original par Cyrille J.-D. Javary (Albin Michel, 2002), ce livre ouvrira de surprenantes perspectives.

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