Du "lâcher-prise"

無為

« Lâcher prise » est une expression à la mode, c’est-à-dire utilisée sans modération et parfois sans raison. Originellement comprise comme l’opposé de « tenir bon », ou « ne pas céder », cette formule désignait à l’origine une qualité positive : l’endurance, la résistance aux agressions reçues de l’extérieur.

Cette qualité, la langue chinoise l’écrit avec un idéogramme différent de ceux que l’on traduit par « non-agir », un très bel idéogramme : 忍 rěn, composé du caractère indiquant le tranchant du couteau (刃) combiné avec le signe du cœur (心), significateur général des sentiments. On y lit donc l’évocation délicate de cette force psychologique qui fait que, quoi que puisse endurer une personne, rien ne pourra émousser le fil de son cœur.

Mais de nos jours, « lâcher prise » est compris différemment. On y lit l’abandon d’une crispation négative, inutile, voire, oppressive ; le renoncement bienfaisant au désir de vouloir tout contrôler, le relâchement de la tension vers un objectif déterminé. Est-ce vraiment de cela qui est évoqué dans la stratégie chinoise du « non-agir » sur laquelle se justifie la pensée occidentale du « lâcher prise » ? Pour répondre à cette question, il faut se pencher sur les deux idéogrammes qui l’écrivent : 無為 wú wéi (aujourd’hui simplifiés en 无为).

Le premier des deux idéogrammes de cette expression, 無 wú est un mot très ancien. On le trouve dès les premiers textes oraculaires sur carapaces de tortue (13° siècle avant l’ère commune) et sa signification tourne déjà autours de l’idée d’absence. Les siècles passants, cette signification va perdurer dans l’idée de négation même si, phénomène propre à l’idéographie, la représentation picturale de cette idée abstraite va prendre des formes différentes.

Au fil de l’histoire chinoise, et des découvertes de nouveaux outils et supports d’écriture (pinceaux, lattes de bambou, écharpes de soie, etc.), l’idéogramme無 wú en est venu à représenter sa signification abstraite d’absence, à l’aide d’une tout autre image : le défrichage par brulis. Cette technique consiste à mettre le feu à une zone forestière afin d’y implanter ensuite des familles paysannes qui y cultiveront. La transformation d’une réalité (la forêt) en un paysage où ne subsiste plus rien, seulement une terre noircie, gorgée de cendres et potentiellement riche de mille moissons futures convenait bien pour transcrire l’idée abstraite d’une absence, potentiellement créatrice d’un « vide » d’où peut surgir moult réalisations.

Ce sens abstrait de « vide créatif », inscrit dans le mot 無 wú, s’il est aujourd’hui assez oublié, est resté très présent dans le Dao De Jing, le Classique de la Voie et de la Vertu attribué à Laozi, notamment dans le sens de « vide ».

Wéi 為, aujourd’hui simplifié en 为, le second idéogramme du binôme est malheureusement traduit par « non-agir ».  Ce mot a lui aussi, une longue histoire étymologique dont les rebondissements expliquent pourquoi il a pu être si mal compris.

Les plus anciennes représentations de ce mot montrent en haut le signe d’une main, marque d’une action, avec en dessous la silhouette d’un éléphant. On explique alors que ce que cette graphie décrit est le fait de commander le travail d’un éléphant. L’intéressant dans la situation décrite par cette image est qu’elle met en scène la dualité entre l’énorme puissance d’un animal, et la délicatesse de la gestion de cette force par son cornac.

Puis à cause d’un refroidissement du climat survenu dans le bassin du Fleuve Jaune, qui va entraîner la disparition des éléphants migrant vers le Sud, l’idéogramme va évoluer et prendre la forme d’un mouton. Or cet animal, qui se retrouve dans de nombreux idéogrammes anciens pour son comportement ou son utilisation rituelle, est utilisé ici principalement pour sa toison. Dans les cultures anciennes, les opérations ayant trait au tissage étaient fort importantes. En Chine, de très nombreux idéogrammes, construits avec le signe général du tissage en témoignent.

Mais avant de pouvoir tisser la toison d’un mouton qu’on vient de tondre, il faut d’abord démêler, peigner, régulariser l’entremêlas de poils que découpent les ciseaux.

Mettre de l’ordre dans cette tonte, cela s’appelle « carder » la laine, et ce n’est pas une opération de tout repos. Elle demande au contraire l’application d’une force certaine. Jadis on utilisait pour cela des chardons dont les barbes crochues opéraient le travail de désembrification (le verbe « carder » dérive du mot « chardon ») Plus tard, on a utilisé des outils en bois, des sortes de peignes à manches garnis de clous recourbés que l’on frottait l’un contre l’autre. Avant que ne se généralise en Europe l’usage d’une sorte de machine à pivot grâce à laquelle, on forçait le passage d’une touffe entre une pièce garnie de clous et une pièce fixe.

L’obligation d’une action brutale pour parvenir à carder la laine va demeurer dans l’utilisation sémantique ultérieure de cet idéogramme, qui en viendra à exprimer toute action d’organisation en général, d’où sa traduction usuelle par « agir », évoquant l’idée d’agir par forçage. Ce mot, « agir » a la particularité d’être un mot ambigu en français dans la mesure où il est aussi bien un verbe qu’un nom.

Or justement cette ambiguïté n’existe pas en chinois dans la mesure où le premier des deux idéogrammes de l’expression wú wéi est bien une négation, une négation de verbe.

S’il en était autrement, il serait difficile de comprendre cette expression (qui apparaît une dizaine de fois dans le Dao De Jing), en particulier dans des assertions telle que : « agir par le non-agir » (為無為 wéi wú wéi, chap. 63) que Lao Zi conclut par cette recommandation apparemment paradoxale : « Ne rien faire alors il n’y a rien qui ne se fasse ».

C’est en se rappelant toute la connotation d’effort, de force appliquée que décrit l’idéogramme為 wèi, aussi bien avec le travail de l’éléphant qu’avec celui du cardage de la laine que l’on peut comprendre le sens de cette expression. Ce dont il est question, ce n’est pas du « faire », de l’agir en général (il y a de nombreux autres idéogrammes pour écrire cette idée), non, ce dont parle l’expression wú wéi, c’est d’un type d’agir bien particulier : l’agir avec force, la résolution d’un blocage par l’action volontaire. C’est ce type d’agir que l’expression dénonce précisément.

S’il est sûr que pour peigner la toison des moutons il faille fermement pousser les outils à sa disposition, il est moins assuré que pareille stratégie soit toujours la meilleure pour défaire les nœuds psychologiques dans lesquels les humains parfois s’enferment eux-mêmes. Bien sûr il est des cas, spécifiques, où le meilleur moyen de rétablir l’harmonie est d’agir brutalement en tapant du poing sur la table, et le Yi Jing en est bien conscient qui consacre un chapitre entier à cette stratégie ainsi que le conseille un hexagramme du Yi Jing : « Mordre & Unir ».

 Yi Jing, le Livre des Changements Albin Michel 2002, p. 354 & sqs.

La première constatation à tirer de cet état de fait est que les expressions « non agir » ou « lâcher prise » ne sont en rien spécifiques du taoïsme comme on se l’imagine usuellement puisqu’on trouve le binôme wú wéi explicitement proposé comme idéal de bonne gouvernance par Confucius[1].

1] Lun Yu, Entretiens 15/5 « le maître dit : qui, mieux que Shun (un souverain légendaire de l’antiquité) sut gouverner par le non-agir » traduction Anne Cheng (Lun Yue Ed du seuil), reprise par C. Leblanc et R. Mathieu in « Philosophes confucianistes » (Ed de la Pléiade). De son côté, P. Ryckmans préfère : «  Shun fut sûrement un de ceux qui savaient comment gouverner par l’inaction ». Mais on voit bien que les uns comme les autres se sentent désarçonnés par cette formule dans le contexte confucéen, l’édition de la pléiade rapportant aussitôt la phrase au domaine taoïste. Les commentateurs chinois modernes sont eux aussi fort perplexes devant cette occurrence qui bouscule les schémas bien établis.

Alors quel enseignement tirer de cette expression ? Pour s’en faire une idée de manière raisonnable, il n’y a pas à aller chercher bien loin, juste à écouter à ce que nous en dit François Cheng, le plus grand lettré chinois francophone, expliquant qu’il faut simplement y lire une injonction à ne pas « forcer les choses ». Et il revient alors en mémoire cet aphorisme de Mencius (380-289), le grand continuateur de Confucius, qui décline cette idée avec l’image d’un paysan qui détruit sa rizière en tirant sur les plants pour les faire plus vite pousser.

Là est la vraie sagesse paysanne qui transcende cultures et frontières : « on ne fait pas pousser les plants de riz (ou les poireaux, c’est tout comme) en leur tirant dessus ».

Comme en écho avec la sagesse systémique de l’École de Palo Alto: la crispation sur le but peut être le meilleur moyen de ne pas l’atteindre.

Dans la nature, comme dans la psyché humaine, forcer les choses, conduit plus souvent à l’échec qu’à la victoire.

Dany Gerbinet dans son ouvrage, « Le thérapeute et le philosophe », nous en montre plus d’un exemple, issu de sa pratique clinique.

Il retrouve là cette intuition éprouvée par E. Herrigel, ce philosophe allemand qui lors de son séjour au Japon d’avant-guerre avait entrepris un cheminement vers le Zen japonais par le biais de la pratique de l’art du tir à l’arc[1].

« Un jour que je faisais remarquer combien je m’efforçais consciencieusement de rester décontracté[2] , (le Maître) répliqua : « c’est justement parce que vous vous y efforcez que vous n’y parvenez pas »[3].

[1] Eugen Herrigel Le Zen l’art chevaleresque du tir à l’arc, Ed. Dervy 1970

[2] C’est moi qui souligne l’oxymore

[3] Ibid., p36.

Cyrille J.-D. JAVARY, à Paris, mars 2020

Crédit Photo (bandeau) Eric Marié & André Kneib

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