De l'humanité

 Il existe aujourd’hui, parmi nous, de nombreux confucéens qui s’ignorent. En leur honneur, j’ai fondé il y a quelques dizaines d’années un club virtuel. L’un des premiers membres de ce club, malheureusement trop tôt disparu, était Coluche (1944-1986) ; un autre a été le biologiste Albert Jacquard (1925-2013), qui d’ailleurs fut fort étonné et très ravi d’apprendre qu’il en faisait partie. Il devait sa nomination à un long entretien, qu’il avait donné en 2000 au magazine Nouvelles Clés. Il y expliquait que la théorie de l’ADN avait eu pour conséquences essentielles de rendre :

  • Irréfutable la théorie de l’évolution ;
  • caduque la frontière entre les objets inanimés et les êtres vivants ;
  • crucial un problème moral inédit qui se résume à la question : comment justifier l’exigence de dignité à laquelle je prétends en tant qu’être humain, si je suis incapable de préciser ce qui me différencie en tant qu’être humain ?

À cela Albert Jacquard répondait : « La théorie de la complexité a montré que ce qui nous différencie des autres créatures biologiques est de trois ordres :

  • Le développement de la réflexion. En nous faisant passer du constat des évènements à l’interrogation sur leurs causes, il nous a fait ajouter une dimension au cosmos : la projection dans le futur, la finalité.
  • Le développement de la science. Il nous a obligés à une responsabilité supplémentaire : celle de notre avenir collectif, humain, écologique, il nous a fait devenir co-auteurs de notre histoire.
  • Le développement de la conscience. Chapitre particulier dans le lent développement de la complexité, amorcé depuis le Big Bang, ce saut qualitatif inattendu a produit l’apparition du seul “être” plus complexe que chaque être humain : l’ensemble des humains ! Il nous a fait alors devenir co-auteurs de nous-mêmes ».

Cette perspective, positionne alors chaque être humain d’une manière plus dialectique, c’est-à-dire moins solitaire. Chacun y est vu comme le produit d’une double rencontre, étant à la fois :

  • Un individu, fruit de la nature, résultant de la rencontre silencieuse et biologique d’un ovule et d’un spermatozoïde ;
  • Une personne, fruit de tous ses échanges avec les autres membres de l’espèce humaine.

Ce point de vue permet alors de différencier l’attitude morale à avoir envers l’une ou l’autre de ces réalités.

L’individu : produit aveugle et muet des forces naturelles, est une poussière d’étoile. Il n’y a rien en lui de particulièrement respectable. Sa finalité n’est pas tellement différente de celle de tous les êtres vivants, c’est vivre, et pour cela l’emporter sur les autres. De son point de vue, tout ce qui restreint son efficacité envers ce but est nuisible. Dans un monde d’individus, la morale est un handicap, donc une aberration.

La personne : pour un être humain évolué, l’individu n’est pas un objet isolé, mais le support d’une personne qui est acteur dans un réseau. Son objectif n’est plus alors la victoire sur les autres, mais l’enrichissement par l’échange avec tous. Cessant de concevoir l’autre comme un danger potentiel dont il faut se méfier, on le perçoit alors comme une source d’où peut jaillir l’essentiel.

Ce constat mène alors à une attitude de respect envers autrui qui modifie radicalement la finalité de nos actions.

 Celles-ci cessent d’être individuelles : c’est-à-dire uniquement préoccupées des intérêts de notre individu, pour devenir personnelles, au sens où leur but est la construction d’une personne. La morale, de ce point de vue, cesse de tomber du ciel, elle émerge naturellement de l’ensemble des règles qui systématisent cette finalité.

 L’expérience de ce territoire commun, partagé avec les autres, s’étend bien au-delà de ce que les animaux évolués savent transmettre dans l’ordre de la meute ou du troupeau. Il concerne ce qu’il y a de plus profond en chacun de nous : désirs, espoirs, craintes, interrogations, émotions, projets.

Cet « entre-deux » avec nos semblables qui fait surgir en nous cette personne humaine, là où la complexité issue des enchevêtrements de l’ADN n’avait pu produire qu’un organisme, Albert Jacquard a été étonné et ravi quand il a appris que Confucius lui avait depuis longtemps donné un nom : 仁 rén, ce sentiment d’humanité dont il a fait le socle de son enseignement, et que Mencius, son continuateur, allait résumer en une formule qui tient en trois idéogrammes :

仁 人 也 rén rén yě.

Le premier mot de cette formule c’est justement le sentiment confucéen d’humanité.

Le second, 人 (qui se prononce aussi rén) est le caractère désignant les êtres humains en général.  Le troisième 也 est un caractère à usage grammatical soulignant l’identité entre les deux mots qui le précèdent.

Comment rendre en français cet étonnant condensée que l’équivalence confucéenne pose entre être humain et pratiquer le sentiment d’humanité ? Peut-être en jouant sur le fait qu’en français le mot « être » peut aussi bien avoir valeur de verbe que de substantif. Une traduction possible de cette formule, lui rendant quelque peu sa roborative rugosité phonétique, serait-elle :

« Le devoir d’humanité, c’est être humain. »

Cyrille J.-D. Javary, à Paris, le 18 mars 2020

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