L'esprit des nombres écrits en chinois
Symbolique & EmblématiqueLes chinois sont fous de chiffres. Cela tient à un fait simple, les chiffres en chinois sont des idéogrammes comme les autres, c’est-à-dire nantis des mêmes vertus magiques par leur écriture et aussi par leur prononciation.
Les trois premiers nombres, 一 yī , 二 èr , 三 sān, sont d’une simplicité graphique fort trompeuse. 一yī, par exemple, est l’idéogramme le plus difficile à écrire. Quand il y a beaucoup de traits dans un caractère, on arrive toujours à s’arranger pour que l’ensemble soit à peu près équilibré, avec ce « un » c’est impossible. Par ailleurs, toutes les civilisations écrivent le « 1 » avec un trait vertical, sauf la chinoise !
Cela va permettre à Lao Zi, au chapitre 42 du Dao De Jing, de nous présenter le fonctionnement du vivant rien qu’avec la suite des trois premiers nombres.
Le Dao engendre l’Un
Un engendre Deux
Deux engendre Trois
Trois les dix mille êtres
道dào 生shēng 一yī
Fonctionnement vivre un
一yī 生shēng 二èr
Un vivre deux
二èr 生shēng 三sān
Deux vivre trois
三sān 生shēng 萬物wàn wù
Trois vivre 10.000 êtres
Le 道 dào, comme l’explique bien Jean-François Billeter, c’est le « fonctionnement des choses ».
La première phrase dit que le fonctionnement de toutes les choses vivantes est un processus unitaire. Mais pictographiquement, le simple fait de tracer une simple ligne horizontale fait naître (autre sens de 生 shēng) un haut et un bas, un ciel et une terre, un Yin et un Yang, c’est ce qu’exprime le « 2 », dont les deux composants ne sont pas égaux comme la durée du jour et de la nuit qui n’est identique qu’aux équinoxes. Ensuite par la différence de potentiel créée entre ses composants ce dispositif bipolaire fait apparaître le « 3 » manifesté par le petit trait qui apparaît entre les traits du « 2 ». C’est la raison pour laquelle le nombre 3 est l’emblème numérique de tous les souffles (气 qì) entre le ciel et la terre. À partir de là le système fonctionne pour l’ensemble de toutes les choses vivantes (萬 wàn, 10.000 est le nombre-emblème des ensembles qui ne sont pas infinis, sans pour autant être dénombrables, comme les étoiles dans le ciel, les galets sur une plage et les êtres vivants sur terre).
On pourrait donc proposer une interprétation hardie de ce passage qui tente d’en respecter la forme originale :
Le fonctionnement des choses vit suivant un principe unitaire
Cette unité primordiale vit selon un rythme binaire
Cette binarité musicale vit grâce au souffles médians
Cette triplicité globale vit dans l’innombrable totalité (des systèmes vivants)
Passons en revue la suite des dix premiers nombres,
en remarquant leur succession Yin-Yang.
Chaque chiffre pair, est graphiquement caractérisé par une séparation, une partition de plus en plus marquée au fur et à mesure que croit la valeur numérique
Symétriquement, les trois impairs ont en commun un trait, entier ou en partie, globalement horizontal, marque de leur nature impaire et sorte de citation graphique du premier impair le 1.
Cette présence du trait horizontal du « 1 » se retrouve aussi dans les graphies de toutes les puissances de 10 qui, particularité du système chinois, sont chacune écrites avec un seul idéogramme : 十shí 10, 百bǎi 100, 千qiān 1.000, 萬,万wàn 10.000. On aura remarqué que ni le million ni le milliard ne sont des unités de compte usuelles alors que le 10.000 fois 10.000 (億亿yì, cent millions) en est une et bien pratique pour compter la population chinoise (seulement 14亿).
Passons maintenant au 4 : 四 sì. Sa qualité intrinsèque est d’être carré comme la terre et d’être pour cela très terre-à-terre. Demandez à vos amis chinois s’ils se souviennent des « 4 modernisations » prônées par Deng Xiaoping, vous aurez une multiplicité de réponses. Simplement parce que le message du petit renard du Sichuan, tenait plus dans le choix de ce chiffre que dans la description (fort floue) des domaines dans lesquels devaient s’appliquer le changement de politique. En entendant « 4 » chacun comprenait que c’en était fini de la politique au poste de commande (comme pendant le Révolution Culturelle) et que maintenant le gouvernement allait s’occuper du bien-être matériel des citoyens.
Mais le 4 a aussi un grave défaut, sa prononciation est à peine différente du mot mort (死 sǐ), ce qui fait qu’on n’aime pas résider sous son aura. Beaucoup d’hôtels et d’hôpitaux n’ont pas de 4° étage. On y pourvoit par différents subterfuges, comme le montrent ces deux photos.
Le 5 : 五 wǔ, premier entier qui se prononce au ton tournant, est justement l’emblème de ce qui tourne bien comme les quatre orients, couleurs, saveurs, saisons, etc., autour d’un pivot central. C’est pour cela qu’il y a cinq étoiles dans le drapeau chinois. Le 5 tient cette qualité de sa graphie archaïque qui représente entre deux traits horizontaux (le ciel-terre) une sorte de « x » arrondi (les 4 orients qui se croisent au centre).
Le 6 : 六 liù est l’emblème numérique de ce qui coule bien, pour sa proximité phonétique avec le verbe 流 liú.
Le 7 : 七 qī, dont la graphie ancienne représente une pousse sortant de terre () et dont la prononciation ressemble à celle du verbe se dresser (起qǐ). Justement, le Tangram ce jeu de construction de forme à partir que quelques éléments géométriques, ne se dit-il pas : 七巧 板qī qiăo băn : les 7 plaquettes malicieuses ?
Le 8 : 八 bā qui, au Nord se distingue à peine, et au Sud pas du tout, du verbe se développer 发 fā est pour cela porteur d’excellentes vibrations. Ce n’est pas par hasard que les Jeux Olympiques de Pékin on débuté à la 8° minute du 8° jour, du 8° mois de la 8° année du second millénaire (car les Chinois ne pouvaient pas attendre six mille ans).
Le 9 : 九 jiǔ, le plus grand nombre impair (donc Yang) d’un seul chiffre fut longtemps privilège impérial car il ne diffère guère de l’idée de longue durée (久 jiǔ). Il y a partout des 9 dans la Cité Interdite où par exemple toutes les portes sont protégées par 9 rangées de 9 clous.
Enfin le 10 : 十 shí , premier nombre décimal écrit d’un seul signe, garde par devers lui l’aura d’une totalité complète (les guilongzi sur les arêtes des toits de la Cité interdite sont toujours en nombre impairs sauf à la salle du trône (taihe dian) où ils sont 10 car c’est sous leur toit que se situe la quintessence de la religion laïque impériale, la seule vraie religion de la Chine éternelle.
Et l’on retrouve cette idée de quintessence dans un joli idéogramme : 汁 zhī, qui exprime le meilleur d’un fruit lorsqu’il est devenu boisson.
C’est à une joyeuse et savante pérégrination que nous convie Cyrille Javary, au coeur de l’univers étrange des nombres écrits en idéogramme.
Omniprésents dans la vie quotidienne comme dans la culture lettrée, dans les allégories, les proverbes, les carrés magiques, les jeux, le calendrier, le Yi Jing, les palais de la Cité Interdite, et les discours des dirigeants politiques, les nombres sont des emblèmes méconnus qui nous ouvrent les portes de la symbolique chinoise.
Une foule d’anecdotes, de détails historiques, étymologiques et socioculturels, livrés avec humour, ponctuent ce travail érudit pour le plus grand plaisir du lecteur.
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