La rencontre d'une soeur franciscaine avec le Yi Jing

Entretien avec Sœur Marie-Ina Bergeron

En 1982, après deux ans passés à Taiwan, je rentre en France. Toujours passionné par le Yi Jing, je cherche alors des complices avec qui échanger sur ce sujet. Les premiers à m’avoir fait confiance furent Alice FANO et Gérard TIMON. Celle-ci en m’invitant à parler en sa compagnie lors d’un congrès d’acupuncture à Brive en 1985. Celui-là en organisant la même année le premier séminaire consacré au Yi Jing et en demandant à Sœur Marie-Ina Bergeron la conférence inaugurale. C’est à la suite de cet évènement qu’elle nous a donné cet entretien paru en 1986 dans le premier numéro de la revue Hexagrammes.

Les Jésuites, qui s’installent en Chine à la fin du 16ème siècle, vont jouer un rôle essentiel dans la propagation de la pensée chinoise en Occident. Mais s’ils avaient rapidement pris la mesure de l’importance du Yi Jing, ils s’en méfiaient. Ils voyaient bien que cet ouvrage, qui avait l’ambition d’exposer le fonctionnement de l’univers sans l’intervention d’aucun dieu créateur n’allait pas faciliter leur mission apostolique. Ils ne le traduiront (en latin) que pour pouvoir le combattre. Et par la suite les différentes traductions du Yi Jing apparues en Occident (principalement par des missionnaires protestants, Legge, Wilhelm) seront toutes marquées du sceau de prémisses chrétiennes.

La compréhension de la pensée chinoise par une sœur franciscaine missionnaire de Marie n’en est que plus remarquable. C’est en entrant au cœur des textes chinois, par la lecture notamment de Wang Bi, que sœur Marie-Ina Bergeron a livré un travail brillant d’ouverture, de compréhension, et de diffusion de cette pensée. Elle nous raconte dans cet entretien sa rencontre avec la Chine.

HEXAGRAMMES : Sœur Marie-Ina Bergeron, vous vous intéressez au Yi Jing depuis longtemps, vous venez même de lui consacrer un ouvrage : « Le Ciel/ Terre/ Homme, Yi Jing, Introduction à la Métaphysique Chinoise », sorti récemment aux éditions Trédaniel. Comment avez-vous rencontré la Chine ?

Sœur Marie-Ina Bergeron :  C’est très simple, je suis missionnaire Franciscaine et en tant que missionnaire, je suis partie en Chine en novembre 1938. À ce moment-là, j’avoue que je ne savais de la Chine que deux choses : que les Chinois mangeaient du riz et buvaient du thé. Mon père était absolument outré de penser que je partais en Chine sans rien savoir de la Chine, mais à cette époque c’était comme ça. Il m’avait donné, avant de quitter Paris, les deux ouvrages de Granet, « La Philosophie Chinoise » et « La Pensée Chinoise », qui étaient sortis deux ou trois ans avant, en me disant : « Au moins sur le bateau tu pourras lire ces textes et tu connaîtras quelque chose ». J’avoue que j’ai commencé à me plonger dans « La Pensée Chinoise » et que je n’y comprenais rien. J’ai presque refermé le livre. Mais je partais avec la Mère Provinciale qui, elle, était arrivée en Chine en 1903, parlait chinois et connaissait toute la Chine. Sur le bateau nous avons commencé à apprendre le chinois. Nous étions un petit groupe de jeunes religieuses très enthousiastes : nous partions en mission. C’était la grande joie, on avait toute la vie devant nous. Mais c’était en novembre 1938, et les voyageurs du bateau « Jean Laborde », des Messageries Maritimes, n’étaient pas aussi gais que nous parce que c’était le moment où tout le monde pensait que la guerre était imminente. On sentait cette épée de Damoclès sur toutes les têtes, et nous, mon Dieu, on ne pensait pas à la guerre. Le soir, sur le pont du bateau, nous étions autour de la Provinciale qui nous donnait des leçons de chinois, et nous nous amusions comme des folles à essayer de prononcer convenablement les quelques mots qu’elle nous apprenait, et les gens du bateau venaient autour de nous pour nous regarder, d’un air de dire : « comme vous avez de la chance ! »

Je suis arrivée à Shanghai en janvier. Le lendemain de mon arrivée, un professeur de chinois est venu. C’était un Chinois qui parlait très bien l’anglais et le français, mais il ne voulait pas se servir de langues étrangères. Il nous donnait à chacune un petit carton avec un idéogramme chinois, le premier c’était Shang[1], ce qui veut dire « dessus », et en chinois, il nous expliquait le sens de l’idéogramme, par des mimiques, par tout ce qu’on veut. Tous les jours, nous avions un cours de chinois ; nous apprenions à lire, à écrire, à prononcer, évidemment, et à parler, tout doucement le chinois ; comme ça pendant six mois.

[1] Shang  , signifie « au-dessus » et aussi « aller vers ». Par exemple : Shang haï signifie : (la ville) au-dessus de la mer, et aussi : (la ville qui) va vers la mer

Hexagrammes : Combien de temps êtes-vous restée en Chine ?

Je suis arrivée à Shangaï en janvier 1939, et j’ai quitté la Chine en mai 1950, après avoir fait vingt-huit mois de prison. Quand j’étais en prison, j’étais très contente de pouvoir lire, écrire, et parler le chinois, parce que, bien entendu, il n’y avait pas d’autre langue. Ce temps de prison m’a valu quelque chose de très positif. Quand on me demande : « Et la prison ? », les gens ont l’air de me plaindre. Bien sûr ce n’était pas drôle, loin de là, mais les derniers mois, c’est-à-dire je pense aux environs de fin 48 – début 49, quand toute la Chine était tombée aux mains des communistes, la discipline de la prison s’était quelque peu adoucie.

Un jour, le maître de la prison, qui venait de temps en temps nous visiter, est arrivé avec un journal imprimé en rouge. « Grande victoire ! Il faut que les prisonniers célèbrent cette victoire parce que le Parti du Peuple (qui n’était pas encore le gouvernement du Peuple), est très magnanime », et il a ajouté : « Qu’est-ce que vous voulez pour célébrer la victoire ? » Nous étions une quinzaine, tassés les uns à côté des autres, assis par terre bien entendu. On a réfléchi un moment. « Du tabac, on désire du tabac ! » J’étais la seule femme, et la seule européenne. Je n’allais tout de même pas demander du tabac, parce que je pensais bien que ça serait de la saleté. Qu’est-ce que je pouvais demander ? Je cherchais, je cherchais… Dans la prison, on nous lavait le cerveau, trois fois par jour. Un garde venait nous lire un texte, un texte évidemment marxiste, beaucoup de Engels, du Staline aussi, traduit en chinois, bien entendu, un peu de Mao Zedong. De Marx il n’y avait pas grand’ chose. Ce n’était pas encore très traduit. Mais à cette époque-là, le chinois écrit ce n’était pas du tout le chinois que vous lisez maintenant dans les journaux, qui est tout à fait un chinois vulgaire. C’était encore une sorte de wen yan[1], le chinois élégant, avec pas mal de citations des classiques. Quand les gardes tombaient sur une citation de classique, souvent ils ne comprenaient pas ce que cela voulait dire. Alors, quand un certain prisonnier était là, ils lui demandaient. J’avais remarqué que ce prisonnier expliquait sans difficultés, immédiatement : « Eh bien voilà, c’est de tel auteur de telle époque, dans telles circonstances ». Il était toujours très très intéressant. Quand le maître de la prison est arrivé à moi et m’a dit : « Qu’est-ce que vous voulez ? » j’ai répondu : « Est-ce que je pourrais étudier la pensée de Mao avec le camarade W. ? » Il était pris au piège un peu comme Hérode avec Salomé. Il m’a dit : « Mais ça vous intéresse la pensée de Mao ? » J’ai dit « Oui, ça m’intéresse. Est-ce que je pourrais avoir du papier et un crayon ? » – « Pas question d’écrire en français, on ne sait pas le français ! » J’ai dit « Non, j’écrirai en chinois » – « Ah, vous savez écrire le chinois » – « Oui, un peu, ça me fera un exercice » – « Ah, c’est bien ». Il m’a envoyé en effet une espèce de cahier d’écolier avec un bout de crayon. Et nous avons commencé à travailler les poésies de Mao.

[1]: Wen yan, mot-à-mot : l’expression écrite. On appelle ainsi en chinois le style littéraire classique dans lequel furent écrits tous les ouvrages chinois jusqu’au début du XXe siècle. Ce n’est qu’à partir de 1919 que, très progressivement, les auteurs se sont lancés dans le « bai hua », langue familière ou chinois courant.

Ce camarade W. était en effet un grand lettré, fils de lettré, d’une famille de lettrés. Et il m’a révélé tout le contexte et la profondeur de la philosophie chinoise que je n’avais pas encore pu étudier. J’avais demandé à l’Évêque de Zhi Fu, qui était un homme pourtant très ouvert, je ne dirais pas un érudit, mais un homme ouvert aux questions culturelles : « Est-ce que vous ne connaîtriez pas un professeur, je voudrais étudier un peu la philosophie chinoise. On parle de Confucius, j’ai lu des traductions ; ça ne me dit rien du tout, je voudrais essayer ». Il m’avait répondu – je le vois encore – « Tout ça… superstitions ! » C’est tout ce que j’avais pu avoir. Alors W., You Wen (son pseudonyme, son zi[1] c’était You Wen : ami des lettres, ami du raffinement, cela lui convenait parfaitement) m’a fait découvrir cette philosophie chinoise, cette richesse profonde de la philosophie chinoise. Il me donnait une petite phrase de classique et me disait : « maintenant vous allez écrire un essai en employant cette phrase pour que je vérifie si vous avez bien compris ». Alors j’écrivais et les jours sont passés très vite ; et il me corrigeait, j’ai encore tous ces cahiers avec ses corrections. Quand nous nous sommes quittés, j’ai été libérée en avril 50, il m’a dit : « promettez-moi, quand vous allez être en Europe, d’étudier la philosophie chinoise, parce que les Européens n’y comprennent rien ». Il avait parfaitement raison. Voilà comment j’ai été introduite dans cette connaissance de la philosophie chinoise.

[1] : Zi, « nom officiel » public que tout Chinois possède en plus de son « nom de famille », xing, et du nom reçu à la naissance, ming, réservé aux proches parents. Le nom officiel correspond à l’entrée dans la vie publique. Celui de You Wen lui avait été donné par ses camarades étudiants de l’Université. Cf. « Lettres à Yeou Wen », par M.I. Bergeron, Édition J.-P. Delarge, Mame, Paris 1973.

Hexagrammes :  Vous avez dit que votre ami You Wen était un lettré et qu’il vous avait appris les classiques. Quelle était la place du Yi Jing parmi ceux-ci ?

Le Yi Jing à ce moment-là, c’est assez curieux, les lettrés de cette époque en parlaient peu ; parce que le Livre des Mutations, c’est-à-dire le Yi Jing, était descendu sur la place publique, c’était le domaine des charlatans. Vous rencontriez sur les trottoirs, aux carrefours des rues, sur les marchés bien entendu, des « diseurs de bonne aventure », carrément, il faut les appeler comme ça, qui avaient 64 petites tablettes de bambou sur lesquelles étaient écrits les hexagrammes et, je pense, je n’y ai jamais regardé de près, les yao ci[1], c’est-à-dire les explications des lignes. Les gens venaient demander de tirer et j’emploie le mot de « bonne aventure » parce que c’était exactement cela. Ils le faisaient avec adresse, ils faisaient parler les gens et racontaient n’importe quoi.

Pour les lettrés, à ce moment-là, le Livre des Mutations était tombé en désuétude. Il me l’avait mentionné mais sans y accorder une grande importance. C’est seulement quand j’étais aux États-Unis que j’ai commencé à l’étudier. Et puis sur le plan religieux, le Yi Jing était interdit. Nous ne pouvions pas le lire. On disait : c’est un livre interdit parce que c’est un livre d’oracles. Je ne sais pas ce que l’on mettait dans ce mot, cela ne m’avait pas du tout frappée. Mais quand j’étais aux États-Unis, l’interdit avait été levé depuis longtemps. Je suis tombée dans la bibliothèque des Pères Jésuites sur la traduction du Révérend Legge[2] et j’ai repris mes études de la philosophie chinoise à travers ce texte. Il y avait le chinois et la traduction. Et cela m’a intéressée, j’ai poussé plus avant et je m’y suis remise au moment de ma thèse. Quand je suis rentrée en Europe en 1966, je voulais préparer ma thèse de doctorat et j’avais pris comme sujet Wang Bi[3].

[1] : Yao ci phrases explicatives annexées à chacune des six lignes des 64 hexagrammes du Yi King. Elles commencent toutes par l’expression : « Le 6 (ou le 9) à la 1re, 2e, 3e, etc., place ».

[2] « I Ching, book of changes», 1899, The sacred books of the East, Vol XVI, réédité par Bantam books, New York 1969.

[3] Wang Bi (Wang Pi) écrivain et philosophe chinois mort à 23 ans (226-249).

Wang Bi Source Wikipédia

Le « Rimbaud » de la philosophie chinoise ?

Exactement. Wang Bi est le commentateur officiel du Dao De Jing (Tao Te King) de Lao Zi (Lao Tseu) et en même temps du Livre des Mutations. C’est un métaphysicien ; j’avais lu quelques bribes de ses commentaires et cela m’avait beaucoup intéressée. J’avais vu là une profondeur extraordinaire et c’est par Wang Bi que j’ai de nouveau pénétré dans le Livre des Mutations. J’ai vu qu’il y avait là une grande richesse. Ensuite, en 81 ou 82, je ne me rappelle plus, en cherchant des livres, au Phoenix, la librairie chinoise (72 Boulevard de Sébastopol, Paris), j’ai vu un ouvrage sur les origines du Livre des Mutations par un certain Li Jin Zi. Je l’ai acheté et là, j’ai vu le résultat d’un travail de plusieurs années par un lettré chinois, moderne, actuel, sur l’origine du Livre des Mutations. Un travail très intéressant dont je me suis servie.

Hexagrammes :  On dit que le Yi Jing est à la base de la pensée chinoise, est-ce que cela vous semble exagéré ?

Non. Maintenant vous savez qu’on a retrouvé les origines du texte qu’on appelle les yao ci, les commentaires des lignes, sur les « jia gu wen »[1], c’est-à-dire les inscriptions sur les écailles de tortues. Ces premiers morceaux d’omoplates et d’écailles de tortues ont été retrouvés à la fin du siècle dernier, en 1898, ou quelque chose comme cela. On en a récupéré pas mal, je crois que maintenant on a 150 000 fragments. Il a fallu les déchiffrer parce que évidemment les idéogrammes gravés sur ces écailles de tortues ne sont pas semblables à ceux d’aujourd’hui. C’est très intéressant de voir comment les Chinois ont gardé leur écriture depuis des millénaires. Des lettrés chinois, des Américains, des Allemands, des Français, des Anglais, tous les sinologues de l’univers sont venus à la rescousse et ont travaillé sur ces « jia gu wen » pour essayer de voir l’origine des caractères. Et là on a découvert des membres de phrases et des structures de phrase qui existent dans les « yao ci », c’est-à-dire les petites explications des lignes (les textes des traits). Des bribes de phrases qui évidemment prennent tout leur sens quand on les replace dans le contexte de la dynastie des Shang-Yin[2], qui étaient des marchands, et qui avant de partir en voyage, essayaient de savoir s’il était opportun d’aller là, de voir le chef du village, etc… On y retrouve des expressions comme : « Oui, vous avez raison d’aller voir le grand homme, c’est-à-dire le chef du village, de traverser ou de ne pas traverser la rivière », etc.[3]

C’est très vivant ces inscriptions, on a le nom du demandeur, le nom du devin, le jour, la date, la question posée et la réponse. On voit que cet oracle se faisait en brûlant des écailles de tortues, en les chauffant, et que les lignes qui émergeaient de cette brûlure donnaient le sens positif ou négatif.

[1]  Jia gu wen mot-à-mot : « textes (gravés sur) les os (omoplates) et les carapaces (de tortues) ». Il s’agit des commentaires des brûlages divinatoires réalisés à partir du XIVe siècle avant notre ère par la dynastie Shang-Yin. La stylisation, l’ordonnancement et la réflexion sur ces textes sont à l’origine du Yi Jing tel que le nous le connaissons actuellement. Les caractères employés dans ces textes sont les ancêtres des idéogrammes actuels. Leur étude a permis de reconstituer l’étymologie réelle de l’écriture idéographique et de retrouver le sens originel de nombreux termes employés dans le Yi Jing et dans les grands textes classiques anciens. On peut lire à ce sujet : « Wang Dao » par L. Vandermeersch, Éd. Maisonneuve et « L’Idiot chinois » tome I et II, par K. Rijyk, Éd. Payot.

[2]  Shang, est le nom de la deuxième dynastie chinoise qui a régné du XVIIIe au XIIe siècle avant notre ère. Encore considérée comme mythique dans les années trente, elle est maintenant tout à fait connue par l’étude des pièces divinatoires. Coïncidant avec le début de l’Âge du bronze en Chine, elle a reçu le nom de Yin, xxx, pour une période s’étendant du XVe au XIIe siècle qu’on sait maintenant correspondre à l’apparition de l’écriture (jia gu wen). Le mot shang signifie aussi « marchand ».

[3] Il s’agit des expressions « Il est avantageux d’aller voir le grand homme » qui apparaît telle quelle, sept fois dans le texte du Yi Jing et « Il est avantageux de traverser les grandes eaux » qui apparaît sous cette forme dix fois dans le texte du Yi King. Les informations qu’on peut tirer de ce genre d’expressions seront analysées dans un numéro ultérieur de la revue.

Hexagrammes :  Vous expliquez dans votre livre l’importance de cette triade fondamentale de la pensée chinoise : le ciel, la terre et l’être humain. Quelle a été l’influence du Yi Jing sur la formation de cette pensée et plus précisément sur la pensée religieuse chinoise ?

Je crois, voyez-vous, que c’est d’abord la pensée chinoise qui a influencé le Yi Jing. Fondamentalement les Chinois, depuis la plus haute antiquité et depuis qu’ils sont conscients et capables de regarder autour d’eux, ont comme tous les peuples, regardé en haut et regardé en bas. Mais ils ont cherché très vite à voir dans le ciel, c’est-à-dire les astres, une sorte de modèle dont les Confucéens vont se servir pour organiser la société. Les taoïstes au contraire vont s’en servir pour dépasser ce niveau de l’image et aller au-delà.  Wang Bi dira : « Pour exprimer l’idée, pour avoir l’image, il faut oublier les paroles ; pour avoir l’idée, rien ne vaut l’image. Pour définir et exprimer l’image, rien ne vaut « yan », les paroles. Mais, si vous vous en tenez aux paroles, vous n’aurez jamais l’image ; si vous en restez à l’image, vous n’aurez jamais l’idée, il faut oublier l’image ». Je crois que le fondement de la pensée chinoise, c’est ce regard que nous trouvons expliqué dans le Xi Ci[1], cet ensemble de réflexions philosophiques sur le Livre des Mutations qui a dû paraître aux environs du 4e siècle avant notre ère.

Fu XI et la Tortue, par Ma Lin, Dynastie Song, Image Wikipédia

Quelle est l’origine de ces lignes, de ces figures linéaires qui représentent les forces cosmiques ? Dans le Xi Ci, nous trouvons Fu Xi (Fo Hi), cet empereur légendaire, un des héros de l’aventure chinoise, mythique certainement.  Un personnage emblématique, qui a fondé la civilisation ; c’est lui qui est l’organisateur de la société, il a institué le mariage. Il a été le père de l’écriture, de la cuisine, enfin de tous les grands pôles de la civilisation chinoise. Le Xi Ci raconte que Fu Xi a levé les yeux, levé la tête ; il a contemplé les xiang[2], les images dans le ciel, c’est-à-dire le soleil, la lune, les étoiles, etc…, ensuite il a baissé la tête et il a contemplé sur terre les animaux, les empreintes laissées par les animaux, toute la faune et la flore, et il a vu cette concordance extraordinaire entre le lieu géographique, la faune, la flore, et aussi le mouvement céleste. Alors Fu Xi a intériorisé (zhu shen[3]) dans sa personne interne, tout ce qu’il venait de voir et il l’a confronté encore une fois avec l’expérience que pouvait lui donner la vie du monde. Et de la confrontation de cette extériorité et de son intériorité, il a composé les ba gua (pa koua), les huit trigrammes. Nous trouvons là le schéma : ciel, terre, homme, repris par Dong Zhong Shu[4], le grand homme de la civilisation des Han. Dong Zhong Shu nous dit : « le ciel donne et commence, la terre reçoit et féconde, et l’homme récolte et termine ». Vous voyez, ce lien intime entre le ciel, la terre et l’homme. Il faut dire que les Chinois n’ont jamais séparé l’homme de l’univers, alors que nous, les Européens, aux environs du 13e siècle, on a commencé à complètement couper l’homme de l’univers, de la nature. Après, on ne savait plus trop où rattacher l’homme. Comment était-il arrivé, était-il tombé du ciel tout fait, etc. ? Les Chinois ont toujours vu un lien très profond entre le ciel, la terre et l’homme. C’est ce fondement que l’on retrouve dans toute la poésie chinoise. Si vous lisez un peu les grands poètes de la dynastie Tang : Li Bo, Du Fu, Wang Guo Wei[5], presque toutes les poésies commencent par un regard vers le ciel, parlent du ciel, de l’état du ciel, puis de la terre et enfin de l’homme. C’est le mouvement naturel de la pensée chinoise.

[1] Xi Ci (Hi Tsi)  mot-à-mot « explications annexées ». Ce texte qui forme les Ve et VIe ailes du Yi King est aussi appelé Da Zhuan (Ta Tchouan), xxx xxx , « Grand Commentaire » ; c’est sous ce nom qu’il est traduit dans l’ouvrage de R. Wilhelm.

[2] Le mot xiang signifiait à l’origine « éléphant ». On pense que son sens d’image « est dû à ce que dans le bassin du Fleuve Jaune le climat d’abord tropical se transforma et ne laissa cet animal subsister que sous la forme d’images (gravées, dessinées) » (Kyril Rijyk, l’Idiot chinois, T.I, p. 419). Toujours est-il que ce caractère (écrit aussi sous la forme xxx) signifie maintenant : forme, figure, image, symbole, aspect, apparence, ressembler à, représenter, phénomène. C’est celui dont parle Wang Bi (cf. supra). Il sert aussi à nommer les « Images » du Livre des Mutations.

[3] Zhu shen dans cette expression, le second caractère signifie « corps » et le premier « manifester, faire connaître, exposer ». Ce caractère est maintenant couramment employé dans le sens d’ « auteur ». Le passage dont parle M.I. Bergeron est dans Xi Ci, 2e partie, chapitre II, § 1 (cf. Wilhelm, p. 366).

[4] Dong Zhong Shu (175-105), auteur d’une « Abondante Rosée des Printemps & Automnes », était un érudit qui prônait l’étude des annales rédigées par Confucius comme seul moyen de former les hommes d’État. Il organisa un système éducatif basé sur les livres classiques et confucéens qui fera germer des générations d’ « hommes nobles » pendant près de vingt et un siècles.

[5] Li Bo (701-762), Du Fu (712-770) et Wang Guo Wei (701-761) sont considérés parmi les plus grands poètes chinois de tous les temps. Il faut recommander au sujet de ces poètes le remarquable ouvrage de François Cheng « L’Écriture poétique chinoise, suivi d’une anthologie des poèmes T’ang », Seuil 1977.

Hexagrammes :  À l’intérieur de ce mouvement naturel, y a-t-il place pour une transcendance ?

L’idéogramme tian[1], qui veut dire ciel, est ambivalent.

[1] Tian ; Cet idéogramme n’apparaît (compte non tenu des Images) que huit fois dans le texte du Yi Jing. Quatre fois à la sixième ligne (hexagrammes 14, 26, 36 et 61), deux fois à la cinquième ligne (hexagrammes 1 et 44) et deux fois à la troisième ligne (hexagrammes 14 et 38).

Hexagrammes :  Voulez-vous dire qu’il a et n’a pas de majuscule !

Voilà ! Évidemment, en chinois, il n’y a pas de majuscules. Tout dépend du contexte. Dans certains textes, il est impossible de penser que ce soit la divinité, mais dans d’autres elle s’impose presque. Dans certains textes, c’est le ciel étoilé, c’est la nature, et dans d’autres, par exemple dans Mencius[1] qui vivait au 4e siècle avant notre ère, et était le grand continuateur de la pensée confucéenne, il est assez difficile de ne pas prendre le ciel comme une divinité, parce que, quand il parle des « dons du ciel », qui sont dans le cœur de tout homme, il énumère quand même les fondements profonds de la conscience humaine. Il dit : « C’est l’amour (ren)[2]». Difficile à traduire « ren », ce n’est pas l’humanisme, ce n’est pas la bienveillance, ce n’est pas la charité, ce n’est pas la bonté, mais c’est quelque chose qui a un peu de tout cela et qui fait qu’un être humain n’est jamais vraiment humain sans le recours à un autre être humain. En même temps quand un homme se trouve devant un autre homme, eh bien il se trouve devant un autre homme, donc il y a aussi le respect de l’homme. Tout cela c’est dans « ren ». Ensuite la justice fondamentale (yi)[3], c’est-à-dire donner à chaque homme ce qui lui revient en tant qu’homme. Et puis la loyauté, le respect de sa parole, la parole donnée (xin)[4] et la joie intarissable en faisant le bien. Voilà ce que l’homme découvre dans son cœur. Tout être humain a cela dans son cœur, nous dit Mencius, et ce sont les « dons du ciel ». Il est difficile de penser que ce sont les dons de la nature ; là, on peut facilement penser qu’il voit dans le ciel une divinité, une certaine divinité. Et dans plusieurs autres textes de Mencius, on a cette même impression.

[1] Meng Zi (Mencius, 372-289) « élabora la doctrine confucéenne en doctrine systématique, lui attribuant des problématiques plus poussées et des concepts nouveaux ». Anne Cheng, Introduction aux « Entretiens de Confucius », p. 26. Ed. Points-Seuil, 1981.

[2] Ren : « C’est le maître mot de l’éthique confucéenne. Le « ren » est une vertu d’humanité, le caractère chinois se composant des deux éléments xxx homme et xxx deux.  Il ne désigne donc pas un bien abstrait, absolu, mais le bien qu’un homme peut faire à un autre ». Anne Cheng, Introduction aux « Entretiens de Confucius », p. 20.

[3] Yi, « Dans les affaires du monde, l’homme de bien n’a pas une attitude rigide de refus ou d’acceptation. Le Juste (yi) est sa règle ». « Entretiens de Confucius », IV, 10. Trad. Anne Cheng.

[4] Xin xxx composé de homme, et de parole. Ce caractère orne la couverture de l’ouvrage de M.I. Bergeron : « La Chine et Teilhard. Parole d’homme ». Éd. Universitaires, J.-P. Delarge, 1976.

Hexagrammes :  Peut-on dire alors qu’il y a un certain panthéisme chez les Chinois ? 

Non ! Chez les Chinois, il n’y a pas de panthéisme. Et ça, on le trouve bien expliqué dans le chapitre 8 du Dao De Jing (Tao Te King) où l’on dit : « l’eau est presque (ji) comme le Dao ». Le « ji »[1] s’écrivait originellement l’embryon de l’embryon, de l’embryon encore coupé par une flèche, c’est vous dire infiniment petit, un rien.  Entre le Dao et l’eau, il y a un « ji », un rien, et Lao Zi dit : l’eau va partout, dans les endroits où l’homme ne voudrait même pas mettre le bout de sa canne, l’eau va et purifie, elle féconde ; le Dao fait la même chose. Et Wang Bi de commenter, en disant : le Dao est wu[2], c’est-à-dire, il n’a pas de corps (wu xing, wu ming wu wei)[3], il fait tout sans rien faire. Et l’eau, elle a un corps, elle a un nom, mais elle agit comme le Dao, c’est-à-dire qu’elle va partout, elle purifie et elle féconde. Mais entre le Dao et l’eau, l’un est sans corps et sans nom, et l’autre est avec un corps et un nom ; c’est pourquoi il y a un « ji », un presque, un petit rien qui fait que l’un n’est pas l’autre. Comme cet espace infime entre la main de Dieu et celle d’Adam dans la Fresque de Michel-Ange de la Chapelle Sixtine.

[1] Ji : Ce mot étrange apparaît quatre fois dans le texte du Yi Jing. Trois fois pour qualifier la « Lune (qui est) presque pleine » (hexagramme n° 9, ligne 6, n° 54, ligne 5, n° 61, ligne 4) et une dernière fois dans une phrase remarquable de concision, trois idéogrammes seulement, qui signifient mot-à-mot « l’homme noble presque » et que Wilhelm traduit très heureusement par « l’homme noble comprend les signes du temps » (hexagramme n° 3, ligne 3, Wilhelm p. 36).

[2] Wu une négation classique dont l’étymologie évoque le défrichement et qui est en général mal rendue par « non-être ».

[3] Wu xing – wu ming – wu wei – .  Les termes sont utilisés par Wang Bi.

Hexagrammes :  Il s’en fallait « d’un rien » !

C’est insondable. Alors pour eux cette eau, qui est l’eau du torrent, c’est lié à l’idée de danger. Parce que vous avez une autre eau, qui est Dui (Touei), celle-là est joyeuse, parce qu’elle correspondait dans la première appellation sur les carapaces des tortues, aux vapeurs chaudes qui se dégagent vers dix, onze heures, quand le soleil est déjà bien monté à l’horizon, et qu’il a pompé l’humidité de la terre. Il se dégage alors une espèce de vapeur lumineuse, et les Chinois ont été très frappés par cela. On le retrouve dans beaucoup de peintures : vous avez la montagne qui émerge au-dessus de ces petites brumes. Alors là, c’est bon, c’est la joie, c’est la cadette qui est la joie de la maison, l’eau de Dui est bonne. Dans la disposition circulaire des trigrammes attribuée à Fu Xi, Dui est en opposition directe avec la montagne, Gen’ (Ken). C’est la montagne qui renvoie l’humidité et qui permet les vapeurs. Il y a une espèce de corrélation entre ces deux trigrammes.

Hexagrammes :  Pourtant les brouillards sont néfastes dans nos régions.

Dans nos régions, oui. Pas en Chine. On se demande même si ces espèces de brouillards qui en montant deviennent des nuages avec des circonvolutions ne seraient pas à l’origine du dragon. On le trouve dans Kun Zi, je crois. Il raconte : « Le dragon plonge dans l’eau, il monte au ciel, alors il se transforme et prend toutes les couleurs ».

Hexagrammes :  Dans le nom du Yi Jing, le mot « jing » (en Pinyin : jing) signifie « classique », « livre canonique », mais le mot « yi », que signifie-t-il ?

Eh bien, le mot « yi » a trois significations. D’abord on a retrouvé ce mot « yi » sur ces fameuses inscriptions sur os et carapaces divinatoires. C’est une espèce de pictogramme, si l’on peut dire, où l’on voit le soleil avec des lignes qui représentent des nuages, donc : le soleil dans les nuages. Alors il est presque certain que ça veut dire : changement de temps. Quand on voit le soleil dans les nuages, ou il va pleuvoir, ou il va faire beau ; c’est un mouvement comme ça.

Ensuite, on a stylisé plus ou moins ce soleil dans les nuages et on est arrivé à l’écriture actuelle. Zheng Xuan[1], lui, dit : ce yi de Yi King a trois sens : le premier sens, c’est changement. La dialectique chinoise a été très très tôt, plus que primitivement si l’on peut dire, frappée par le mouvement très simple du jour et de la nuit, du froid et du chaud, etc., et en a fait la base de sa pensée : le jour se change en nuit, la nuit en jour, le changement perpétuel. Héraclite l’a dit, Confucius l’a dit comme Héraclite : « Quand je vois cette rivière, demain je ne la reverrai plus ».

[1] Zheng Xuan (127-200), un grand devin de l’époque Han qui a beaucoup travaillé sur le Yi King. Il est également l’auteur d’un système divinatoire basé sur 81 tétragrammes combinant trois sortes de traits : plein (ciel), brisé (terre), et deux fois brisé (homme).

SOCRATE

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Il est intéressant de noter en passant que cette dialectique fondamentale de la pensée. Chinoise rejoint beaucoup la dialectique de Platon et de Socrate. Je l’appellerai une dialectique à trois temps. Socrate et ses amis, disent tous les textes grecs, discutaient de la vérité. Donc il y avait en fond de tableau une vérité, mais Socrate et ses amis discutaient ; l’un disait ceci, l’autre disait cela. Platon conclut : la dialectique, c’est-à-dire la discussion, conduit les hommes à une connaissance plus réelle et plus exacte de l’idée supérieure, du principe suprême. Il y avait toujours au fond du tableau ce principe suprême et des hommes qui en discutaient.

PLATON

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Or en Chine, la dialectique du jour et de la nuit, qui est apparue aux environs du 4e siècle de notre ère sous l’emblème Yin et Yang, existait bien avant la dénomination de Yin et de Yang[1]. Ce Yin et ce Yang qui représentent les deux pôles de la dialectique ne sont que l’expression, la manifestation d’un non-manifesté qui est le Dao. Et Wang Bi nous dit ceci : « Le Yin, pour qu’il puisse être Yin, pour qu’il puisse avoir une intégralité, a besoin d’une unité interne. Et cette unité interne, il la trouve dans son origine : le Yin prend naissance dans le Dao qui est le un suprême. De même pour le Yang. Donc le Yin et le Yang sont différents mais tous deux sont originaires de ce Dao commun à tous les deux. Et voilà pourquoi le Yin a besoin du Yang, le Yang a besoin du Yin ».

[1] Les termes Yin et Yang, dans leur sens philosophique, ne se trouvent pas dans le texte du Yi Jing. On ne les rencontre que dans le Xi Ci (ensemble de réflexions sur le Yi Jing lui-même), donc forcément postérieur. En ce sens, on peut dire que les idées Yin et Yang sont des produits du Yi Jing.

Le Yin est toujours dans le Yang, le Yang est toujours dans le Yin, parce qu’ils ont besoin l’un de l’autre pour reconstituer l’unité du Dao. Donc vous voyez, dans cette dialectique chinoise, le Dao, l’unité suprême, ce qui n’a ni corps ni nom, qui n’agit pas comme les hommes et qui fait tout sans rien faire, ce Dao est en fond de tableau. Comme pour les Grecs il a une transcendance, une ultime réalité, et le Yin et le Yang n’en sont que les expressions. Sous les emblèmes Yin et Yang, toutes les oppositions autour desquelles oscille la pensée du monde se groupent. C’est la dialectique fondamentale de la Chine.

Ensuite, dit Zheng Xuan, le « yi » signifie facile, simple. C’est vrai, qu’est-ce qu’il y a de plus facile qu’une ligne droite devenant brisée, une ligne brisée devenant droite. Quelquefois, dans les livres chinois, quand l’impression n’est pas très nette, on a de la difficulté à voir la césure qui fait de la ligne droite une ligne brisée. Une brisée devenant droite, c’est très facile et très simple. Et là nous retrouvons ce fameux « ji » dont nous parlions tout à l’heure. Quand on connaît le « yi » on connaît le « ji »; si vous voulez garder le secret (je ne me rappelle plus exactement le texte, mais l’idée c’est cela), si vous voulez garder le secret, ou de votre diplomatie, ou d’une invention quelconque, surtout ne révélez pas ce « ji », qui est le « yi » fondamental, c’est-à-dire ce petit rien dont vous commencez à avoir une idée. Parce que si vous la révélez, c’est fini, d’autres vont s’en emparer et puis votre affaire est perdue. Au contraire, si vous voulez savoir ce qu’un autre va faire, essayer de déjouer sa tactique, tâchez de savoir le « ji », ce petit rien.

Le grand problème, et de la biologie, et de l’anthropologie, et de la paléontologie, je dirais même de la physique actuelle, c’est de trouver le commencement. Teilhard de Chardin[1] disait : « Quand les choses apparaissent, elles sont déjà formées » mais le « ji », ce petit commencement qui fait qu’une chose n’est déjà plus l’autre, on ne peut jamais le trouver. Et cette idée-là, c’est l’évolution. Les choses évoluent, c’est un phénomène de mutation, mais on ne voit pas le moment. Le petit « ji », ce petit rien qui a fait qu’un jour il a dû sortir quelque chose qui ressemblait à une algue bleue, qui n’était plus ce protozoaire. Pour l’homme, c’est pareil. À quel moment l’australopithèque s’est-il séparé du primate ? Et à quel moment l’homo erectus ? On retrouve les squelettes, on retrouve des crânes, mais le moment du « ji » ? …

Et cela correspond aussi à ce que disait Wang Bi, l’image est « presque » l’idée, c’est ce « ji » encore qui les relie, ce petit rien, le symbole. Toute la Chine vit de symboles, pense par symboles, écrit en symboles ; il y a un « ji », un petit rien qui fait que ça n’est pas cela.

[1] P. Teilhard de Chardin, Jésuite, paléontologiste et philosophe français (1881-1935). Il a élaboré une synthèse des phénomènes physiques et surtout biologiques concluant à une évolution de l’Univers qui aboutit à l’unité et à la fusion avec Dieu.

Hexagrammes :  Devant cette forêt de symboles, quel conseil donneriez-vous à quelqu’un qui s’intéresse au Yi Jing ?

À quelqu’un qui s’intéresse au Yi Jing, je dirais d’abord de bien apprendre le chinois.

Hexagrammes :  Vous allez décourager beaucoup de gens !

En italien, on dit : « traduttore, traditore ». En fait, il faut des lettrés chinois pour comprendre, pour retrouver tous les faits historiques, toutes ces allusions à l’histoire contenues dans le Yi King. Les Européens peuvent très bien connaître les textes chinois, mais jamais comme les Chinois.

Alors je dirais d’abord : apprenez bien le chinois, ensuite plongez-vous dans l’étude du texte lui-même. Je conseillerais évidemment le commentaire officiel, qui est celui de Wang Bi, avec tout ce qu’il a écrit autour du Livre des Mutations. Ensuite de voir ce que les lettrés chinois ont eux-mêmes retrouvé, recherché dans ce Livre des Mutations, plutôt que de se lancer dans les traductions plus ou moins échevelées que l’on fait à l’heure actuelle. Même à Richard Wilhelm, qui a fait, jusqu’à maintenant, une des meilleures traductions, je lui reprocherais par exemple d’avoir traduit Dao ou shang di par Gott en allemand. Je crois qu’il faut laisser les textes dans leur valeur propre, ne pas faire ce que nous appelons du concordisme. Laisser le « ji », laisser l’ambivalence des mots, des idéogrammes, laisser Dao, laisser « ji », en expliquant ce que ces idéogrammes veulent dire, les garder comme cela. C’est mieux pour avoir une idée plus saine du texte.

Hexagrammes : Pourtant, malgré la barrière de la langue, malgré l’éloignement culturel, il y a en ce moment de plus en plus de gens qui se passionnent pour le Yi Jing. De nombreux étudiants suivent vos séminaires sur le Livre des Mutations. Vous venez de lui consacrer un ouvrage entier, et vous en aviez déjà parlé dans votre livre « La Chine et Teilhard »[1]. Alors, pourquoi cet intérêt pour le Yi Jing ?

[1] « La Chine et Teilhard. Parole d’homme ».

À l’heure actuelle, je dirais que le Yi Jing a deux faces. Vous avez le Yi Jing qui ressemble beaucoup à celui que j’ai connu quand j’étais en Chine, domaine du charlatanisme, de la stricte bonne aventure, du marc de café. On raconte n’importe quoi, à propos de n’importe quoi. Je crois qu’à l’heure actuelle il y a beaucoup d’adeptes de ce genre. Mais je crois qu’il y a aussi en Chine, à Taïwan, en Europe, en Amérique, des gens qui cherchent à travailler le Yi Jing sous une forme, je ne dirais pas plus logique parce que nous sommes dans le domaine chinois, mais qui donne de la pensée chinoise une connaissance beaucoup plus riche que celle d’un livre de bonne aventure.

Parce que, lorsqu’on étudie les explications des traits, on se rend compte que ce n’est pas si simple que cela. Toutes ces lignes, toutes ces explications véhiculent des connaissances, des événements historiques, des bribes de poésie, des proverbes, toute une structure historique et littéraire qui est intéressante et qui pourrait faire comprendre cette mentalité chinoise. Parce qu’enfin, les huit trigrammes, ce sont les forces cosmiques. Multipliés, ils ont donné les 64 hexagrammes.

Chacune de ces 64 figures linéaires est donc composée de deux forces cosmiques, et même depuis certaines recherches de la dynastie des Han, de quatre, parce que vous avez ce qu’on appelle les trigrammes nucléaires : les deux trigrammes intérieurs qui sont composés des 2e, 3e, 4e lignes et des 3e, 4e et 5e lignes emboîtés l’un dans l’autre autour des 3e et 4e lignes. Donc vous pouvez dire qu’un hexagramme est composé de quatre forces primordiales. Et ces quatre forces primordiales représentent une situation cosmique. Pour les Chinois, l’univers, le cosmos, a un message. Il porte un message à l’homme. Confucius disait : « L’homme est le cœur de l’univers ». En chinois, le cœur, c’est la pensée, c’est la conscience, c’est l’esprit de l’univers. Et le fait que chaque figure linéaire représente une situation cosmique oblige l’homme à la regarder. Il doit la décrypter, puisqu’il en est la conscience, l’intelligence. Il doit comprendre : qu’est-ce que cela veut dire pour moi, être humain ? Et c’est en cela que le Livre des Mutations apporte une certaine résonance spirituelle : le ciel veut me dire quelque chose, le ciel et la terre, l’univers portent quelque chose pour l’homme et il doit le déchiffrer. C’est assez intéressant de regarder les hexagrammes dans cette perspective, de voir en effet que vous avez là des situations cosmiques qui peuvent faire réfléchir l’homme, lui dire : voyez un peu si la situation devant laquelle vous vous trouvez ne correspond pas à cette figure-là. Et si elle lui correspond, voyez ce que vous pouvez en tirer. Mais l’homme n’est pas mis devant le fait accompli comme dans la bonne aventure vulgaire : « voilà ce qui va vous arriver, etc… ». Non, une situation est posée, maintenant, à l’homme de réfléchir, de dire est-ce que je peux marcher, est-ce que je ne peux pas marcher ? Qu’est-ce que je dois faire devant certaines circonstances qui ressemblent à ces situations cosmiques ? Elles m’apportent un message. À moi de le déchiffrer.

C’est cette profondeur philosophique et métaphysique du Livre des Mutations qui est très intéressante.

Mise en ligne en janvier 2021 de Propos recueillis en 1988, par Cyrille JAVARY

 

Pour le premier numéro de la revue Hexagrammes, du Centre Djohi

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