Un psychanalyste jungien nous parle du Yi Jing ...

Entretien avec Elie Humbert, première partie

En 1988, pour la revue Hexagrammes publiée par le centre Djohi, le psychanalyste jungien Elie HUMBERT nous accordait un entretien dans lequel il nous parlait de son usage du Yi Jing.

Retrouvez ici ses mots , qui résonnent encore aujourd’hui si justement …

Dans cette première partie, Elie Humbert aborde la notion d « moment juste » : en quoi la consultation du Yi Jing correspond-elle au Kaïros des grecs, et provoque en nous des émotions qui nous ouvrent la voie vers une lecture sans tension de nos situations ?

Saisir le moment juste

HEXAGRAMMES : Le Yi Jing est un vieux livre chinois. Qu’a-t-il pour séduire un psychanalyste français du XXe siècle ?

Elie Humbert  : Il a de parler à un endroit où fort peu de choses parlent.

Je n’utilise pas le Yi Jing en psychanalyse, pas plus que je n’utilise les tests ou l’astrologie, la caractérologie ou quoi que ce soit de ce genre. Dans la psychanalyse, il s’agit de l’individu, du sujet qui est là. Il n’y a pas à faire intervenir quoi que ce soit d’autre.

Mais pour moi, le Yi Jing parle d’un de ces endroits, qui est le moment, le moment juste, le Kaïros. Or, dans la pratique de la psychanalyse, l’écoute, l’appréhension du moment juste est capitale. Il y a à la fois l’appréhension du mot juste et celle du moment juste. Vous pouvez expliquer ou renvoyer des choses à quelqu’un, lui faire comprendre telle ou telle chose, si ce n’est pas le moment, cela peut lui faire du mal. C’est la différence entre la psychanalyse sauvage et la psychanalyse proprement dite.

En toute chose, il est préférable de saisir le bon moment

Kairos,  Marque d’imprimeur d’Andreas Cratander,  d’après un dessin de Hans Holbein le Jeune,  Hans et gravée par Jacob Faber, 1522. La phrase en grec précise le sens de la devise Occasio :

« En toute chose, il est préférable de saisir le bon moment »

Christian Müller et al., Hans Holbein the Younger: The Basel Years, 1515–1532, Munich, Prestel, 20016

(Source image Wikipédia)

Le psychanalyste est d’abord et avant tout formé à entendre le moment et à y répondre. Donc pour lui, c’est tout à fait intéressant de rencontrer une méthode qui tend à faire connaître le moment.

Et puis il y a autre chose, en tant que psychanalyste jungien, qui m’intéresse dans le Yi Jing, c’est la perception de la réalité comme un ensemble de dynamismes. Dynamismes qui sont de natures différentes, d’orientations différentes, mais qui concourent, justement de manière à ce qu’il y ait des rencontres qui sont ces moments. Or, dans notre culture, il y a peu de connaissance du temps sous cet aspect-là. Le Yi Jing est probablement, j’hésite devant le mot méthode, la voie la plus claire – même si elle est tout à fait obscure – la voie la plus directe d’une appréhension de la qualité du temps. Du temps non pas conçu comme un déroulement, un enchaînement quantitatif, ce qu’il est aussi, mais précisément comme l’approche de la qualité du temps.

Le Yi Jing ne vous répond pas « ceci va arriver, ou ceci n’arrivera pas », il vous répond « voilà comment sont les dynamismes aujourd’hui », « c’est le moment d’attendre », « c’est le moment d’intervenir ». Il s’agit de vous mettre en rapport avec ces dynamismes. Or cela, pour un psychanalyste, c’est tellement proche de sa pratique du monde, de sa pratique de la réalité, que ce sont déjà des raisons pour lesquelles je m’intéresse au Yi Jing.

Maintenant, pour moi personnellement, il y a eu une espèce de transmission, d’héritage, de chaîne généalogique.

Le Yi Jing m’a été transmis par Marie-Louise von Franz qui elle-même, je crois, l’a connu par Jung. Jung s’en servait pour lui-même assez régulièrement, et il s’en servait, pour autant que je sache, pour avoir un écho, par une autre voie, de son appréhension spontanée.

Nous avons par nous-mêmes la perception de la qualité du temps, cela se cultive, cela s’éduque, mais il est intéressant de compléter cette perception tout à fait subjective par une voie qui prend ça tout autrement.

La qualité du moment

HEXAGRAMMES : Comment le Yi Jing peut-il renseigner sur la qualité du moment ?

Elie Humbert Eh bien, il me renseigne déjà, dans sa philosophie même.

Ça se réfère à cette forme d’esprit chinois qui était justement sensible à cela, qui est d’ailleurs le fond de la tradition divinatoire : essayer de comprendre quel est ce moment. Dans l’exposé même du Yi Jing, c’est parfois dit sous des formes aussi simples que « attends », par exemple dans l’hexagramme n° 5. De façon plus subtile dans le n° 44, on dit « il y a quelque chose de féminin, de flou, de séduisant qui arrive par en-dessous, et il faut faire attention à ce que cela ne gagne pas trop ».

Par rapport à ce qu’on pourrait dire être l’aspect quantitatif du temps, il y a une chose très intéressante dans la pratique du Yi Jing, c’est qu’il faut savoir percevoir la durée de ce moment. Parce que le Yi Jing ne le dit pas. C’est dans la pratique qu’on l’apprend et qu’on a besoin de le savoir. Pour quelle période parle-t-il ? Est-ce qu’il parle pour une période plus longue ? Par exemple, dans l’hexagramme n° 44, il semble bien qu’il n’ait de sens que s’il parle pour une période relativement longue.

On peut l’entendre sous forme tout à fait ponctuelle, « n’épouse pas la fille », là il s’agirait d’une décision, « ne la prends pas ». Mais on peut aussi entendre qu’il y a là tout un processus qui est en cours et que ce processus, il va falloir le suivre, essayer de le comprendre et l’appliquer à la situation dans laquelle on se trouve.

Dans cet hexagramme, d’ailleurs, il est typique que les différents traits n’ont pas tous la même valeur. C’est le premier trait qui montre cet élément faible qui vient et puis il y a différents accords possibles avec cet élément faible, différentes attitudes possibles ; on voit très bien que cela, c’est toute une histoire, un scénario. On a là une perception de l’aspect qualitatif du temps sous un aspect qui revient vers le quantitatif quand il s’agit d’une période.

Émotion, synchronicité, et hasard ?

Hexagrammes :  Comment peut-on expliquer ce qui se passe lors d’un tirage ?

Elie Humbert Ce qui se passe lors d’un tirage est tout à fait difficile à dire.

On ne sait pas très bien pourquoi cela marche. Sur ce côté, que l’on pourrait appeler objectif, la seule hypothèse que je connaisse relève de la théorie de la synchronicité, quitte à ce qu’elle ait besoin d’être expliquée et approfondie. C’est la seule hypothèse intéressante et cela demanderait à être présenté et commenté. Mais pour ce qui est dans le tirage même, ce qui influe, c’est le côté de celui qui pratique le Yi Jing.

Je suis très frappé du fait que l’attitude intérieure dans laquelle on consulte le Yi Jing joue un rôle. C’est-à-dire qu’il y a des éléments contradictoires qui tiennent là encore à la qualité de l’émotion.

Ni prédiction, ni aliénation …

Elie Humbert J’en ai vu des exemples encore récemment.

Quelqu’un a dit : « je voulais savoir si je devais aller à ce congrès, j’ai consulté le Yi Jing. Il ne m’a rien donné ». Avec un abord comme celui-là, c’était à peu près sûr que cela ne donnerait rien.

Pour moi, depuis un certain nombre d’années, je n’ai pas consulté le Yi Jing dans le désir qu’il se mette à ma place, et qu’il me propose une décision, parce que pour moi cela ne marche pas. Peut-être cela marche pour d’autres, mais pas pour moi. Je dis peut-être que ça marche dans le sens précisément d’accentuer le fait que si l’intention du sujet qui consulte varie, c’est uniquement en rapport avec lui-même. Tirer le Yi Jing est une opération très personnelle.

C’est d’ailleurs pourquoi, se faire tirer le Yi Jing par quelqu’un d’autre est encore un tout autre protocole. Le Yi Jing, d’après mon expérience, c’est quelque chose que l’on tire soi-même. Et si on le tire avec quelqu’un d’autre, cela signifie que l’on établit avec ce quelqu’un d’autre une relation particulièrement intime.

Énergie, tension, émotion …

Hexagrammes :  Le Yi Jing est énergétique ? 

Elie Humbert Oui.

Pour revenir à ce que je disais de l’intention, j’ai toujours remarqué que tirer le Yi Jing supposait une tension. Il ne s’agit pas de jouer. Cela veut dire qu’il ne s’agit pas de traiter cela par pure curiosité. Cela veut dire également qu’il ne s’agit pas d’y revenir alors qu’on a déjà eu quelque chose et d’y revenir le lendemain et puis encore le troisième jour, etc… pas du tout. Si on a eu une réponse, si on a eu un écho dans le Yi Jing qui correspondait bien, alors il faut le laisser tranquille, jusqu’à ce qu’on ait tiré les fruits de ce que l’on a entendu.

Et si on y revient, ça ne marche pas. Donc, il y a là une tension et en même temps une sorte de disponibilité. C’est-à-dire une tension sans pression. Sauf, encore une fois, dans les moments de très grande émotion, où alors c’est la qualité de l’émotion qui va jouer.

Hexagrammes :  Il faudrait donc tirer le Yi Jing comme on tire à l’arc. En étant dans un état de concentration sans tension ?

Elie Humbert : Oui, c’est cela.

Article mis en ligne en mars 2021

Sur des propos recueillis en 1988 par Cyrille JAVARY et Kirk Mc ELHEARN

 

 

Pour la revue Hexagrammes, du Centre Djohi

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