Un sinologue jésuite nous parle du Yi Jing ...

Entretien avec Claude Larre, troisième partie

Crédit photos  Association RICCI

En 1988, pour la revue Hexagrammes numéro 4, publiée par le centre Djohi, le père Claude Larre nous accordait un entretien, que nous vous proposons de retrouver ici.

Dans cette troisième et dernière partie de notre entretien, le Père Larre nous explique l’absence de l’idée de dieu chez les Chinois, de la primauté de la conduite à tenir qui traverse la pensée chinoise, du hasard, de la nécessité …et donc de la liberté.

Un monde sans dieu ? …

HEXAGRAMMES : Dans la traduction de Richard Wilhelm, on voit apparaître, parfois dans le texte et le plus souvent dans les commentaires du traducteur, la notion de Dieu. Sœur Bergeron, interrogée à ce sujet (cf. Hexagrammes n°1) disait qu’il y avait là un peu de parallélisme, de concordisme, qui était regrettable et qu’il aurait mieux valu garder l’expression chinoise de Shang Di, pour laisser ce côté indistinct qu’il y a dans le terme chinois. Il n’y a donc pas de dieu dans le monde du Yi Jing ?

Claude LARRE : Je pense que la réalité du Ciel suffit aux Chinois.

Pour nous, la notion de Dieu est la caractérisation religieuse du réel, cela nous suffit. La vénération que les Chinois ont pour ce qui les amène au contact de ce qui est réel et de ce qui est important, les amène au Temple du Ciel. Et, si quelqu’un veut m’expliquer ce que c’est que le Ciel pour les Chinois, et que ceci ne fait pas deux avec ce qu’est le Ciel du Yi Jing, je serai content. Parce que, aussi longtemps qu’il n’y a pas une révélation personnelle de Dieu dans l’humanité d’une manière spécifique, historique, l’homme est condamné à chercher par les voies les plus naturelles la relation, qui lui explique un peu d’où il vient, qui le conseille pour savoir comment faire et qui l’empêche surtout de se désespérer devant la mort. Alors, je vais répondre maintenant sur ce qui peut se passer pour un être qui adhère à la révélation chrétienne, laquelle pour lui ne fait pas du transcendant l’inaccessible, mais finalement ce qui mène sa vie et vers quoi il va dans une relation personnalisée. Ce qui quand même est un peu différent de la perspective du Yi Jing qui nous parle des individus mais qui ne parle pas des personnes au sens chrétien du terme.

Le Yi Jing nous parle de conduite à tenir

Claude LARRE : Le Yi Jing parle des conduites à tenir.

C’est très social, très social avec toute la chaleur, toute l’amitié, toute la profondeur, toute la réalité d’un plan social. Saint Paul dit quelque part : « Vous êtes libres à cause de l’Esprit ! » Je ne cite pas exactement le texte, mais c’est ça que ça veut dire, et je dirais maintenant : au nom de cette phrase que j’admire, suivez le monde naturel, ayez du respect pour les forces de nature et si vous trouvez des guides, que ce soit le Yi Jing ou autre, ne crachez pas dessus, mais sachez que ceci ne vous prive pas de quelque chose de plus grand ; c’est que vis-à-vis du destin, vous êtes libres en raison de Jésus Christ. Quand je ne tire pas le Yi Jing, c’est par respect pour Jésus Christ. C’est-à-dire que si j’avais réussi, ce qui viendra peut-être, à connaître si bien le Yi Jing que je puisse y voir une sorte d’expression de la mise à la portée de l’homme, quand il a besoin de se conduire, d’un conseil de l’ordre naturel, la question ne se poserait plus. Alors je serais assez prêt à me fatiguer pour intégrer ce monde chinois dans une tradition européenne. Comme je suis assez prêt à évangéliser les Chinois avec les propositions les plus difficiles à avaler : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ». Je suis assez prêt à les offrir au monde chinois, mais je ne les obligerai pas à changer de logique pour pouvoir accepter une révélation. Parce que je ne crois pas au lien strict entre le fait chrétien, la croyance en Jésus Christ, et le système logique dans lequel tout cela est présenté. Je considère que c’est très bon mais je ne suis pas sûr que ce soit l’unique agencement et je travaille dans ce sens-là.

HEXAGRAMMES : Voyez-vous un point particulier que vous voudriez souligner ?

Claude LARRE : Il y a un point peut-être, c’est la médecine.

La médecine que j’ai prise un moment comme objet d’un travail, je l’intègre en même temps en tant que conscience corporelle personnelle dans cet effort de vie spirituelle. Pourquoi, moi, Jésuite à Paris, qui ai une trentaine d’années de chinois, pourquoi depuis douze ou quinze ans, je fais de la médecine chinoise ? Est-ce pour rendre service à des amis ? Oui. Est-ce une curiosité de l’esprit ? Oui. Mais aussi parce que ça s’intègre dans les propos que je viens de tenir. Parce qu’il faut également sauver les gens… Il ne suffit pas de les instruire. L’enseignant n’est pas un simple enseignant. L’enseignant, c’est quelqu’un qui travaille avec les autres à un certain meilleur être.

Quand les gens sont malades, ils ont besoin d’être guéris. Et il y a de quoi faire sur le plan de la santé. Sans critiquer la médecine dont nous avons la pratique ordinaire, nous savons tout de même, qu’elle le veuille ou non, qu’elle multiplie les entraves en multipliant les moyens.

Je trouve intéressant de chercher dans un individu des représentations du mystère de la vie qui soit également l’expression des forces naturelles.

Le hasard, la nécessité, et la liberté

Claude LARRE :  Ce qu’il y a d’intéressant chez les Chinois, c’est qu’ils n’ont pas véritablement trouvé de difficultés à marier la liberté avec la nécessité.

Et, si j’en veux un peu à Monod qui a écrit Le hasard et la nécessité, c’est parce que cet homme a véritablement manqué le sujet qu’il était en train d’expliquer.

Au lieu de nous dire qu’il y a hasard et nécessité, il aurait dû nous dire que le nom de la liberté, c’est nécessité, et que le nom de la nécessité, c’est liberté.

Mais avant d’arriver dans chaque cas à les réconcilier, il faut avoir beaucoup vécu et avoir beaucoup vécu les autres. Il faut avoir assimilé très profondément, pas tellement ce qu’on pense, mais ce que pensent les autres pour arriver à dire que ce qui est libre est nécessaire, et que ce qui est nécessaire est libre.

Le Yi Jing est un très grand livre de ce point de vue-là. Il n’y a rien de plus déterminé. Mais quand même, il doit y avoir plusieurs manières de se servir de ce déterminé-là. Il y a plusieurs manières de se tirer de cet abîme : redoubler d’efforts, mais quels efforts ?

On ne vous le dit pas, c’est ça la liberté du Yi Jing.

Et le devin qui gagne sa vie, ou bien en restera à ce que dit le Yi Jing, alors c’est parfait, et c’est ce qu’il fait d’habitude, ou bien vous dira, pour vous faire plaisir, que ce mariage que vous souhaitez se fera ou que cette maladie va guérir. Mais ce n’est pas dans le Yi Jing. La grande erreur, c’est de confondre la divination du Yi Jing avec la prophétie.

HEXAGRAMMES : La prophétie scelle l’avenir, puisqu’elle oblige le futur. Le Yi Jing, en décelant les indices du changement, ne nous permet-il pas de mieux nous conduire ?

Claude LARRE :  Le Yi Jing ne peut aider que si on le comprend très profondément. Aussi, les efforts que vous faites sont bons parce qu’ils font sortir les travaux sur le Yi Jing de leur caractère de haute spécialisation. Vous le rendez plus accessible.

Article mis en ligne sur ce site en mai 2021

Sur des propos recueillis en 1989 par Cyrille JAVARY, pour la revue Hexagrammes, du Centre Djohi

Suivez-nous sur les réseaux sociaux

Share This