Danser avec le Yi Jing et Carolyn Carlson

La grande chorégraphe franco-américaine Carolyn Carlson, 77 ans, a été élue le 2 décembre 2020 au fauteuil IV de la section de chorégraphie de l’Académie des Beaux-Arts, a annoncé l’institution, l’une des académies composant l’Institut de France. Cette élection porte au nombre de 4 les membres de la section de chorégraphie, Carolyn Carlson rejoignant Blanca Li, Thierry Malandain et Angelin Preljocaj, élus le 24 avril 2019.

Mais saviez-vous que Carolyn Carlson puise une partie de son inspiration dans le Yi Jing ?

Elle nous en parlait déjà en 1988, dans un entretien qu’elle accordait à la revue « Hexagrammes » (éditée par le Centre Djohi de 1987 à 1991).

Retrouvez l’intégralité de cet entretien ici: 

Photo Jean-Louis Fernandez

Depuis combien de temps connaissez-vous le Yi Jing ?

Depuis à peu près vingt ans, quelqu’un me l’a présenté à New-York

Qu’est-ce qui vous a fait décider d’utiliser le Yi Jing comme base dans votre dernière œuvre « Still Waters » ?

Ce n’est pas la première œuvre importante basée sur le Yi Jing mais la deuxième

Et la première ?

« Undici Ondi ». Une chose importante par rapport à mon œuvre, il y a toujours des éléments de la nature. J’ai toujours été fascinée par les images de la nature. Ici j’ai la terre, le feu, le tonnerre, la pluie … si ce n’est pas sur scène, c’est dans le son.

Comment utilisez-vous le Yi Jing dans votre travail ? Est-ce que vous vous posez des questions ou vous basez vous plutôt sur le Yi Jing en tant qu’ensemble pour vos idées ?

Plutôt en tant qu’ensemble, parce qu’on ne peut pas commencer à s’attaquer au livre entier.

Le Yi Jing m’a tellement inspirée depuis tellement d’années que c’est une partie de moi-même. Pour cette œuvre j’ai choisi les huit hexagrammes majeurs (les huit hexagrammes qui contiennent chacun deux fois le même trigramme, ndt). Par exemple, le 51, ÉBRANLER, le tonnerre sur le tonnerre. Au lieu de lire chaque hexagramme de façon précise, j’ai pris des images comme la montagne sur le feu, le tonnerre sur le tonnerre, qui m’ont fascinée. Nous avons travaillé sur ça pendant plusieurs semaines d’improvisation. Je me sens si proche du Yi Jing cela fait tellement partie de moi. Alors ma façon de l’aborder était plutôt à travers des images que des hexagrammes, c’est ce que j’ai trouvé de plus fascinant. La plupart des membres de la compagnie ne connaissaient pas le Yi Jing. Je crois qu’il y avait deux personnes qui le connaissaient, ils ont tous lu le livre maintenant. Nous en avons discuté pas mal, et ils ont lu le texte des hexagrammes sur lesquels nous avons travaillé.

Au cours de la création de « Still Waters », vous êtes-vous arrêtée pour poser des questions au Yi Jing, pour demander « dois-je faire ceci, ou cela ? », ou avez-vous modifié l’œuvre à cause du Yi Jing ?

Je ne demande pas au Yi Jing ce que je dois faire. Pour moi, c’est une inspiration, mais je n’ouvre pas le Yi Jing pour dire « que dois-je faire » ? ». John Cage a fait beaucoup cela. Et Merce Cunningham. Lui, il jette ses pièces et il dit « d’accord, on fait cette partie ». Mais moi je préfère ne pas travailler comme cela avec le Yi Jing. C’était la source principale d’inspiration, mais je crois qu’une fois qu’on démarre la création … C’en est toujours la base, puis l’œuvre commence à vivre. Je ne suis pas le genre de personne à suivre exactement … pour moi c’est plutôt une sorte de sacrilège, à cause du livre. Je ne peux pas travailler sur le Yi Jing, car ce livre pour moi est une force spirituelle.

Ce dont vous parlez est une idée plutôt orientale. Les Chinois étudient davantage le livre, mais lui posent moins de questions. Ils attendent que le livre devienne une partie d’eux-mêmes.

Tout à fait. Je crois que si on lit le Yi Jing et puis que l’on ferme le livre, ça y est. Je ne crois pas beaucoup aux tirages, mais il y avait une époque où je le faisais souvent. Chaque fois que je rentrais à la maison, c’était nouveau, je posais des questions. Il m’a dit de rester immobile. Il me disait la même chose continuellement, et je me suis dit : ce livre a un message.

Quand vous avez travaillé sur « Undici Ondi », est ce que votre approche a été semblable en ce qui concerne le Yi Jing ?

Plus ou moins semblable, en utilisant les forces de la nature, mais avec plus d’eau, et l’idée de dao (Tao), le flux du cosmos. Le Yi Jing c’est la circulation de la nature. J’ai davantage accueilli cette inspiration là.

Votre travail avec cette œuvre a-t-il changé votre façon d’aborder cette œuvre-ci, ou votre utilisation du Yi Jing lui-même ?

Oui beaucoup. Je crois que je suis allée plus loin en ce qui concerne le Yi Jing. C’est intéressant, parce qu’un des hexagrammes qui m’a le plus inspirée est le numéro 52, STABILISER, montagne sur montagne. Et pour la danse, pour moi, c’est incroyable : en vue du mouvement, il faut savoir rester immobile. Alors j’ai deux morceaux qui sont basés sur cela. Pour moi, c’est une des pièces les plus intéressantes que j’ai jamais chorégraphiées. C’est rester immobile, mais non pas la peur de rester immobile.

Calligraphie de Carolyn Carlson

Comment le Yi Jing lui-même a-t-il affecté l’évolution d cette œuvre ? les changements sont-ils apparus de manière subite dans la compagnie, ou est-ce le Yi Jing et ses idées qui ont influencé les changements ?

Ça c’est une question difficile. Parce que j’ai vraiment établi une structure, mais curieusement une fois l’œuvre écrite, si j’ai suivi la structure, ce n’était pas consciemment, parce que j’ai vraiment écouté les danseurs. Lors des improvisations, ils me donnent des choses qui me permettent de voir la direction que prend l’œuvre. Je ne vaux pas superposer toutes mes idées sur eux. Donc, entre les idées du Yi Jing et les danseurs eux-mêmes, cette œuvre a changé. Je travaille de très près avec John Davis qui s’occupe de l’éclairage, et lui, il connaît le Yi Jing depuis des années. Et de là, on a commencé à faire de la calligraphie. Je le fais depuis des années. Avec les danseurs, c’était fascinant, ça aussi. On prenait des images, par exemple « montagne sur le lac » ; ils avaient des feuilles de papier, de l’encre, et avec seulement cette image dans l’esprit, ils faisaient un seul trait de pinceau et ils le levaient pour le représenter. Certaines choses étaient fascinantes. C’est la raison pour laquelle j’aime la beauté de travailler avec un livre tel que celui-ci. Ce n’est pas come dire « allez on va faire un pas ». Pour moi, cela ne veut rien dire si on n’a pas l’imagination et le sentiment. Donc cela vient des danseurs. Avec l’hexagramme lac sur la montagne, je les ai vus faire des mouvements très intéressants, parce qu’ils utilisaient leur imagination. Et pour moi, c’est revenir à la nature. Quelque part on a perdu une compréhension.

Esquisses d’études chorégraphiques pour « Still Waters », dessins de Carolyn Carlson

Et la musique, est-elle écrite avant ou après la chorégraphie ?

René Aubry, mon compagnon, a écrit la moitié de la musique pour cette œuvre. La majeure partie a été écrite en même temps que la chorégraphie. Il a composé une chanson, « Walk the Reeds ». C’est sur quelqu’un qui marche à côté d’un lac, il est debout, puis il tombe. Il a écrit cette chanson inspirée par le Yi Jing et par un poème que j’avais écrit. La première partie de la musique, écrite par John Schwartz, est très intéressante, parce que je lui avais parlé du Yi Jing depuis le début, ce qui fait que beaucoup des idées sont également venues avant. Nous avons le tonnerre, la pluie, des sons de la nature, les oiseaux, quelqu’un tire à l’arc dans ce morceau, et on entend le son que cela fait. Il utilise beaucoup la nature, et cela me donne, et à la représentation aussi, un espace qui est au dehors et pas seulement à l’intérieur de la musique. C’est donc entre musique et son, sons naturels. 

Comptez-vous faire une tournée importante avec cette œuvre ?

Nous ferons une tournée en France, puis nous irons en Espagne, en Italie, et peut-être aux États-Unis.

Une œuvre comme celle-ci change-t-elle beaucoup lors d’une tournée ?

Vous parlez à quelqu’un qui aime beaucoup changer. Je suis idéale pour le Yi Jing. Comme vous l’avez vu il y a quelques minutes, je vais changer quelque chose ce soir. Je sens qu’il y a quelque chose qui ne marche pas musicalement. Je suis le genre de personne qui aime toujours changer quelque chose dans une œuvre, juste pour la garder vivante. Pour moi, dès que c’est figé, les danseurs deviennent un peu paresseux, je travaille sur ça.

Quand vous avez monté « Undici Ondi », y avait-il beaucoup de changements entre le début et la fin ?

Dans cette œuvre là, il n’y en a pas beaucoup. C’était une œuvre avec ne structure très fermée, et c’était minutieusement chorégraphié. Une raison en était que c’était ma première œuvre en Italie, et les danseurs étaient nouveaux. Ils n’avaient pas beaucoup de pratique. Je ne pouvais pas improviser de la même façon avec eux, et j’ai dû carrément tout chorégraphier ; donc l’œuvre ne changeait pas beaucoup.

Combien de changements viennent du Yi Jing lui-même ?

Je crois que les changements viennent de l’œuvre en elle-même. Je n’y vois plus le rapport avec le Yi Jing, puisque pour moi, cette œuvre a sa propre vie. C’est comme pour un enfant, elle a sa propre vie. Je ne reviens pas sur mes pas pour le reconsidérer consciemment comme si je refermais une nouvelle fois le Yi Jing. L’œuvre est elle-même, et je respecte cela, donc je la regarde dans ce sens-là. Il y a un garçon qui travaille avec moi, et il nous donne des cours de taiji quan qui ont changé ma façon de penser. Que c’est lent ! on reste debout pendant quinze minutes sans rien faire. Pour les danseurs, c’est épouvantable. Il a été pour moi une grande source d’inspiration. Ses cours étaient très près du Yi Jing. Car le taiji est basé sur le cosmos, on se lève et c’est le ciel et la terre avec l’homme entre les deux, mais cela, pour les danseurs, c’est très lointain. J’a toujours cru que mon œuvre était comme ça, et j’essaie de la pousser dans ce sens-là.

Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui veut créer avec le Yi Jing ?

Je crois que d’abord, le Yi Jing doit être pour eux source d’inspiration. Puis ils doivent y comprendre quelque chose, puis le refermer. Je crois qu’il est facile de le lire en n’y voyant que la surface, mais je crois qu’il faut beaucoup de temps pour vraiment le comprendre. J’ai un attachement profond pour ce livre, c’est pourquoi je ne fais pas beaucoup de tirages. C’est un livre très spécial et je ne crois pas que l’on puisse y toucher de façon superficielle, sans comprendre.

Mise en ligne le 8 décembre 2020,

Propos recueillis en 1988, par Kirk McELHEARN et Cyrille JAVARY

Traduit de l’américain par Claudia MENDEZ

 

Pour la revue Hexagrammes, du Centre Djohi

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