Dans la cité pourpre interdite

Épisode 2 : Un cadeau de l'Histoire

Créée à la suite d’un coup de force familial, conservée et agrandie par des occupants étrangers, magnifiée par une impératrice tyrannique, profanée par les troupes coloniales occidentales, invertie par son ouverture au peuple et interdite à tous durant la Révolution Culturelle, la Cité Interdite n’arrête pas de tutoyer l’histoire.

Pour la plupart des Chinois qui le visitent, ce palais est une énigme. Sa splendeur les honorent, sa munificence les réjouit, mais sa présence les trouble. Habitués aux péripéties et aux mésaventures jalonnant leur longue histoire, ils n’arrivent pas à comprendre par quel aberration cette citadelle, résidence successive de deux dynasties vaincues peut encore être debout.

Le fondement de l’idéologie impériale en effet, s’enracine dans une idée simple : une dynastie vaincue est une dynastie déchue. Peu importe que la cause de sa défaite soit une armée étrangère ou une révolte populaire, qu’elle l’ait subie suffit à confirmer aux yeux de tous que le Ciel a retiré à cette lignée familiale le mandat de gouverner l’empire jadis confié à ses ancêtres. Manifestation admirable de sa puissance, le palais qu’elle n’a pas su garder ne pouvait que disparaître.

L’usage n’était pas de le détruire mais simplement, s’il n’avait pas été saccagé ou incendié au cours des luttes pour la conquête du pouvoir, de le délaisser. Confiant au temps vorace le soin d’en effacer jusqu’à la trace, la dynastie nouvelle se contentait d’en condamner les portes en y scellant un édit de couleur jaune. LU Jianyi, un poète de la dynastie des Tang (6°-9° siècle de notre ère) raconte cette coutume avec une élégante mélancolie: 

« Les portes du palais sont closes,

un cadenas d’or les condamne ;

son parc est à l’abandon,

personne n’en foule les allées.

Les tentures des fenêtres

laissent leur tristesse

s’unir au deuil de l’automne.

Dans la solitude d’aujourd’hui

pas une trace ne demeure

de l’élégant et brillant passé.

Où sont la musique et les chants

du joli pavillon de jade.

La mélodie s’est tue avec le vent

dont le souffle a tout emporté »[1].

[1] Cité par le « Guide Bleu » Chine, p. 558, traduction par Mgr de Boisguérin.

On comprend à cet usage pourquoi la terre chinoise, pourtant si profuse en sites et monuments historiques égrenés sur son sol par la vingtaine de dynasties qui s’y sont succédées n’offre au visiteur qu’un seul palais impérial, celui de Pékin, la dernière capitale impériale.

Du palais des Tang, dont l’empire fut si vaste (leur capitale, Chang An, était dix fois plus étendue que l’actuelle ville de Xi’an qui lui a succédée), de ceux des Song (10°-13° siècle de notre ère) qui furent si riches avant d’être vaincus par les Mongols, de celui de Qin Shi Huang Di, le si puissant premier empereur de Chine (2° siècle avant notre ère) dont l’extraordinaire armée spectrale de dix mille guerriers en terre cuite garde la demeure d’éternité, il ne reste rien si ce n’est des emplacements incertains et quelques tessons noircis.

Exception unique dans les façons chinoises la Cité Interdite est un cadeau de l’ histoire.

Les Ming, qui l’ont bâtie, apparaissent sur la scène chinoise en 1368, en libérant la Chine des envahisseurs Mongols qui, sous le nom de Yuan, l’occupaient depuis plus d’un siècle ; ils disparaissent en 1644 en abandonnant la Chine aux envahisseurs Mandchous qui, sous le noms de Qing, vont l’asservir jusqu’à l’orée du XX° siècle.

Moutonnement infini de toits jaunes scandé de murs pourpres se reflétant dans les douves, la Cité Interdite de Pékin, le plus grand ensemble palatial du monde, offre un spectacle unique, celui d’une ville d’une beauté à couper le souffle. Ce chef-d’oeuvre est un décor grandiose dont la principale fonction est de mettre en scène la grandeur de l’empereur – garant de l’harmonie du monde et de l’ordre universel – et de proclamer la vertu fondamentale du Yin et du Yang. La beauté est venue de surcroît.


Illustrée par les magnifiques dessins de Patrice Serres, cette promenade au coeur de l’urbanisme symbolique impérial découvre les principes qui, depuis des siècles, fondent et ordonnent le pouvoir en Chine.

Editions Philippe Picquier, 2001

Suivez-nous sur les réseaux sociaux

Share This